Portrait«Il faut un plan cancer d’urgence!»
Le patron de l’oncologie Pierre-Yves Dietrich quitte les HUG «pour continuer à faire le métier qu’il adore» à la Clinique des Grangettes en novembre.

Malgré un emploi du temps fort chargé, il arrive hâlé, affable, presque détendu. Est-ce la perspective du départ? Pierre-Yves Dietrich quittera l’Hôpital fin septembre, à quelques mois de ses 65 ans. Mais il ne tombera pas la blouse pour autant. Le patron de l’oncologie continuera à soigner des patients à la Clinique des Grangettes. «Je pars pour continuer à faire le métier que j’adore», résume-t-il. Et un peu plus: le professeur entend faire entendre sa voix pour mieux combattre cette maladie qu’il a passé une vie à affronter.
En quelques décennies, les traitements contre le cancer se sont démultipliés – il en existe près de 400 aujourd’hui – et affinés. L’espérance de vie a doublé en vingt ans. Pourtant, le mot «cancer» garde «la connotation d’une maladie épouvantable», admet le spécialiste. Dans certaines cultures, «il reste d’ailleurs tabou et imprononçable».
Alors quand il doit annoncer la mauvaise nouvelle, le médecin redouble de prudence. «Il n’y a pas à décréter une vérité médicale. Certaines personnes ont besoin d’une précision totale, presque déroutante. D’autres n’en ont pas envie. Il faut se laisser guider par le parcours de chacun: sa formation, ses ressources psychiques, sa culture et ses antécédents médicaux.» À la longue, on s’endurcit? «Surtout pas. Il faut être hypersensible, à l’écoute, aider le patient à poser ses questions et l’accompagner dans son chemin.»
«Ce diagnostic a un tel impact que les patients doivent faire confiance. Si on arrive à nouer un bon contact, ils se livrent rapidement. Cela ouvre des discussions d’une intensité et d’une intimité rares. C’est ce que j’aime encore le plus aujourd’hui.»
Pince à vélo, Golf GTI
Né à Fribourg – «et supporter du HC FR Gottéron!» – auprès d’un père enseignant au Collège Saint-Michel et d’une mère aimante au foyer, le jeune Pierre-Yves suit une filière littéraire: latin, grec, philosophie. «J’aimais un peu tout.» À 18 ans, il se voit bien devenir avocat. «J’aime argumenter. Mais j’ai eu l’impression – à tort? – que cette voie me poserait des problèmes éthiques insurmontables.» Ce sera la médecine, «pour aider les autres».
Il reste marqué par son arrivée à Genève à l’âge de 20 ans. «Je venais d’un canton pauvre, rural. J’ai découvert un canton bourgeois. Je ne vivais pas avec les mêmes moyens que la majorité des autres étudiants. Moi avec ma pince à vélo, eux avec leur Golf GTI!» Le week-end, l’étudiant rentre à Fribourg pour travailler comme ambulancier. En a-t-il souffert? «J’étais fier de mes origines et bien dans ma peau, cela ne m’a pas posé de difficulté.»

Une fois diplômé, le jeune médecin hésite: la pédiatrie le tente, la neurochirurgie aussi. «Puis j’ai rencontré un oncologue. Je l’ai vu exercer et je me suis dit: c’est ce que je dois faire. J’ai observé grâce à lui une chose que je n’avais pas perçue ailleurs: la richesse exceptionnelle des relations humaines.»
Un rigolo
Après cinq ans de formation à Villejuif, près de Paris, Pierre-Yves Dietrich revient à Genève en 1993. «Imbibé de la culture de l’Institut Pasteur», il crée un laboratoire d’immunologie des tumeurs et se spécialise dans le cerveau. «À l’époque, l’idée que le système immunitaire puisse être utilisé pour traiter les cancers était considérée comme farfelue. Je passais pour un rigolo», sourit-il.
Le rigolo sera, vingt ans plus tard, désigné «chercheur en cancérologie de l’année» par une fondation aux États-Unis. «Après des années de recherche, nous avions enfin trouvé des antigènes du gliome. Une étape clé pour démarrer les études cliniques chez les patients.» Comprenez que son équipe avait isolé des composants uniquement présents sur la surface de la cellule tumorale, un pas indispensable pour cibler la thérapie sur les cellules cancéreuses, sans détruire les saines.
«Je suis médecin au fond des tripes. Dans ma carrière, quelques situations m’ont fait pleurer, mais tous les matins, je suis venu au travail avec plaisir.»
Aujourd’hui, la compréhension des tumeurs cérébrales a beaucoup progressé. Si la voie du vaccin n’a pas donné les résultats escomptés, l’immunologie s’est développée par le biais de la thérapie cellulaire. «Au lieu d’injecter des composants des tumeurs dans l’organisme qui réagit ensuite (le principe du vaccin), on construit des cellules immunitaires très performantes en laboratoire que l’on administre ensuite au patient.»
À l’heure de partir de l’Hôpital, ce père de deux jeunes adultes (l’un médecin, l’autre infirmière) sait que la relève est là. «C’est modestement ma fierté. Le métier est attractif humainement et scientifiquement. Mais il est lourd et fait peur. Et puis bosser 80 heures par semaine n’est plus accepté.»
Aux Grangettes, Pierre-Yves Dietrich se réjouit d’être surtout médecin: «C’est ce que je suis au fond des tripes.» Jamais découragé? «Non. Dans ma carrière, quelques situations m’ont fait pleurer, mais tous les matins, je suis venu au travail avec plaisir.»
Un demi-million de malades en 2035
Ce n’est ni dans ses manières ni dans son vocabulaire, mais il se lance: «Je veux pousser un coup de gueule: Genève a besoin d’un plan cancer en urgence! On ne peut plus naviguer sans vision ni boussole.» Ce plan est pour le cancérologue indispensable afin de «faire face à l’explosion quantitative et la complexification des traitements».
L’âge est le facteur de risque principal, la population vieillit: le nombre de malades augmente donc. Un effet renforcé par les progrès des traitements. «En Suisse, 250’000 personnes vivent avec le cancer aujourd’hui; elles seront 500’000 en 2035. Ces centaines de milliers de personnes sont, dans la majorité, atteintes dans leur physique, leur psychisme, sur le plan familial et professionnel. La société ne s’adapte pas. Essayez de contracter un prêt ou une assurance perte de gain, c’est impossible.»
À quoi servirait ce plan cancer? «La charge de travail va exploser, surtout en ambulatoire. Sur la base de projections, nous devons pouvoir adapter les ressources humaines, les structures et la formation des médecins, des infirmières, des aides-soignantes. Et soutenir les patients dans leur intégration socio-professionnelle.»
Partenariats public-privé
Autre urgence: développer les partenariats public-privé et travailler en réseau. «En oncologie, des accords ont été noués entre les HUG et La Tour, l’IMAD et d’autres institutions privées d’aide à domicile. Il est indispensable de continuer pour affronter le tsunami qui nous attend.»
La formation continue constitue un autre enjeu capital. «Comment maintenir la compétence sur trois décennies dans un domaine qui évolue aussi vite? Comment intégrer rapidement les nouveaux métiers (en bio-informatique et en data science notamment) dans les soins? Un autre enjeu sera l’harmonie entre une médecine humaniste et la haute technologie.»
Face à ces défis, Pierre-Yves Dietrich espère pouvoir jouer le rôle d’un «diplomate entre les mondes d’une société moderne, complexe mais passionnante». SDA
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