La Bâtie – Festival de Genève«Hiboux»: que théâtraliser c’est apprendre à mourir!
À Annemasse, l’irrésistible collectif Les trois Points de suspension a présidé une cérémonie funéraire désinhibée et bienfaitrice. On a succombé au hululement.

«Que philosopher c’est apprendre à mourir», constatait Montaigne voici plus de quatre siècles. Soit, mais philosopher dans les règles de l’art n’est pas à la portée de tous. Et la mort n’est pas thème à galvaniser le pékin. Ne pourrait-on pas envisager d’apprendre à mourir en s’amusant, en faisant la ronde, tiens, en chantant (dirait l’autre) ou en échangeant des considérations toutes simples? Bim, c’est pile-poil ce qu’ont proposé ce week-end, à la mi-temps de La Bâtie, les inénarrables drilles des Trois Points de suspension à Château Rouge Annemasse, via «Hiboux», «tutoriel théâtral pour réussir sa mort et celle des autres», «messe contemporaine», «enterrement collectif», mais aussi séance de spiritisme, voyage dans le temps, mise en musique de la pensée deleuzienne ou conjuration de son propre trépas.
Le collectif de France voisine frappe à nouveau très fort. Après «Looking for Paradise» en 2015 ou «Squash» en 2018, la troupe connue pour caracoler entre cirque, musique, théâtre, danse et arts plastiques franchit un cap supplémentaire en abordant une question à la fois taboue, intime et plus universelle tu meurs: la finitude. Pour sa sixième création (sans compter maints projets «hors-format») en dix-huit ans d’existence, elle a préféré au modèle de l’itinérance celui de l’autel scénique, et choisi les plus funambules de ses membres – il s’agissait de ne pas se casser la figure en prenant de la hauteur. J’ai nommé Jérôme Colloud en maître de cérémonie accessoirement accordéoniste et chanteur, Cédric Cambon en batteur, mixeur et macchabée, et Renaud Vincent en saxophoniste par ailleurs conseiller funéraire diplômé.
«Quand c’est fini, c’est fini»
Autour d’une table ronde en bois, ceinte de douze rangées de bancs biodégradables itou, les trois hiboux – ces sonores nyctalopes pleins de sagesse – posent le cadre qu’ils ne cesseront de transgresser. De cette faconde qui est leur marque de fabrique, ponctuée de «hein» et de «ben» reconnaissables entre tous, ils commencent par noter le recul du rite mortuaire et la négation du cadavre à l’œuvre dans la société contemporaine – dérives auxquelles ils proposent une alternative maison. Et tous les moyens seront bons, de la sollicitation du public («qui opte pour l’inhumation? pour la crémation, levez la main!») à l’intermède rap («ton sourire narquois dans chaque ampoule électrique, Edison!»), des obsèques volontaires en live («de quoi êtes-vous morte, Soraya, vous qui avez la chance d’assister vivante à votre oraison?») à l’interrogatoire d’un Fred de retour de l’au-delà acquiesçant à toutes les interrogations vaseuses des vivants («quand c’est fini, c’est fini, oui»). Ou encore de la lecture de SMS relatifs à une perte envoyés par les spectateurs à celle du testament vrai de vrai de l’un des comédiens.
Humour, musique, interaction, forcément. Et esthétique kitsch typique de la bande – couronnes de fleurs en plastique ou Monsters à grignoter dans les rangs. Mais aussi la vraie toilette d’une fausse dépouille – un moment fort en émotion. Et la convocation de la science: on estime à 400 milliards les années qui séparent l’univers de sa propre mortalité: autant dire que l’espérance de vie, fixée à 80 ans, de la mémoire qu’on garde d’un défunt lambda paraît bien dérisoire.
Les gens, qu’est-ce qu’ils jugent important, dans leur vie?»
Mais le foisonnement pratiqué par le metteur en scène Nicolas Chapoulier et ses fidèles ne saurait s’interdire la sphère philosophique malgré tout. Aussi l’acmé du spectacle s’atteint avec l’invocation de Gilles Deleuze, dont quelques réflexions énoncées durant un cours sur Spinoza viennent hanter l’assistance. «Les gens, qu’est-ce qu’ils jugent important, dans leur vie?» «Qu’est-ce que c’est que cette curieuse bénédiction qu’on peut se donner à soi-même et qui est le contraire d’un contentement de soi?» Dans le contexte, ces citations résonnent comme un poignant refrain que chacun peut s’approprier.
On le voit, le thème de la mort suscite d’autant plus d’intérêt qu’on le passe sous silence. Nos gourous, qui ont fait le pari de dépasser le rite funéraire par le rituel théâtral, montrent qu’il existe en ce début de XXIe siècle un réel besoin de parler, de rire, de jouer et même de philosopher sur notre inéluctable destination commune.
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