Guillermo del Toro, un monstre de réalisateur
Dans «La forme de l'eau», le réalisateur mexicain puise dans ses trouilles de gosse la somptueuse matière à un conte adulte.

Dans La forme de l'eau, à l'heure où le président Kennedy et ses concitoyens s'apprêtent à rêver de conquête spatiale, Elisa se réveille et enclenche sa minuterie. La brunette, femme de ménage dans un laboratoire des services secrets, a juste le temps de se cuire un œuf et de se toucher au septième ciel dans son bain. Une nuit, sa routine est balayée par l'arrivée d'un caisson où barbote un homme poisson. À ce stade, le conte pourrait virer à l'eau de rose. Elisa (merveilleuse Sally Hawkins) apprivoise la créature avec des œufs durs, des airs de Javanaise, de comédie musicale à la Fred Astaire et autre classique euphorisant. Alors qu'en pleine guerre froide, les experts russes et américains se disputent l'amphibien, la Cosette le ramène dans son appartement, situé bien sûr, au-dessus d'une salle de cinéma. La magie fonctionne, le racisme et l'homophobie sont mis en veilleuse, l'amour règne. Voilà tout ce qu'à quoi échappe La forme de l'eau.
Longtemps, à Guadalajara, au Mexique, le réalisateur Guillermo del Toro a lui aussi vécu des rêves humides et des cauchemars lucides. Gamin pâle et filiforme, raconte-t-il, il était maudit par une grand-mère bigote, soulagé au matin de se retrouver aspergé d'eau bénite mais vivant. Commençaient alors les terreurs du jour. Ainsi du père brutal qui l'endurcissait en glissant des capsules de bouteille au col dentelé dans ses chaussures. S'il est resté hypocondriaque, le môme chétif a mué en colosse rondouillard. Plus que les exorcismes de son aïeule, les films et les livres l'ont purgé de cette engeance démoniaque, rempli la cervelle d'une édifiante imagerie venue de la mythologie comme de la biologie. Lui la juge monstrueusement belle. Loin de croupir dans ses terreurs, l'artiste surdoué les exploite ensuite, étudie ses méthodes, de la science des effets spéciaux, à l'histoire et la politique des bourreaux. Le passionné collectionne artefacts et objets d'art venus des galaxies les plus étranges, jusqu'à remplir deux vastes pavillons dans sa propriété californienne. Son corps se cuirasse, épaissit, tandis que ses fantasmes sculptent la glaise. De Chronos en Hellboy jusqu'au Labyrinthe de Pan, les «freaks», loin de créatures répugnantes à l'unanimité, imposent leur différence. Jusqu'à La forme de l'eau, titre évocateur de dérives fluides, liquide amniotique où baignent les embryons les plus mystérieux, promesse de métamorphoses vaporeuses,
Ici, pas de marmot défiguré, de gamine innocente bravant les enfers, pas de croque-mitaines. Del Toro, si insaisissable d'habitude, lui qui glisse du bassin des gros films commerciaux bourrins aux roches pointues du cinéma indépendant, se révèle à l'état brut, paladin vengeur au cœur tendre. Récompensé du Lion d'or, l'auteur savourait. «J'ai réalisé neuf films, déclarait-il au Festival de Venise. Chacun d'eux reformulait mon enfance. Je me suis dit, suis-je capable de tourner une histoire qui parle de moi adulte?» Massif, l'homme compare l'opération à l'art ancien japonais du kintsugi. Cette réparation d'une poterie brisée par collage à l'or ne vise pas à rétablir l'harmonie perdue mais au contraire, à identifier avec clarté la matière précieuse qui soude les morceaux fracturés. Guillermo del Toro donne encore une clé de sa nouvelle sérénité. Depuis l'âge de 6 ans, il vénère L'étrange créature du lac noir, de Jack Arnold (1954), où Julie Adams, en maillot de bain blanc, se retrouve en Amazonie à nager avec un menaçant humanoïde griffu. D'un torride coup de nageoire, son conte humaniste en rectifie désormais l'épilogue désastreux. Certains cinéastes, dont Jean-Pierre Jeunet, de Delicatessen en Amélie Poulain, se sont émus de voir dans La forme de l'eau, des citations jusqu'au pillage. Dans l'inconscient du Mexicain, une cinéphilie beaucoup plus ancienne bouillonne. C'est juste très contagieux.
S.-F. (USA, 123', 14/16). Cote: ***
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