Célébration mémorielle dans l’espace publicGenève s’empare de son héritage colonial
Des historiens ont inventorié les sites, monuments, rues en lien avec le passé colonial, raciste et esclavagiste de la ville. Et ils amènent des pistes pour un potentiel devoir de mémoire.

Le sujet est sur la table depuis environ deux ans. La Ville réfléchit et veut ouvrir une discussion citoyenne sur la manière dont Genève pourrait accomplir son devoir de mémoire autour de son héritage colonial.
La population n’en a pas forcément conscience, mais nombre de figures célébrées dans l’espace public pour avoir participé au rayonnement de leur ville présentent aussi une face plus sombre. Ce sont bien souvent des intellectuels, scientifiques, hommes politiques, affairistes qui ont adhéré aux thèses racialistes du XIXe siècle ou participé directement à l’entreprise coloniale et esclavagiste. D’autres figures, au contraire, ont été victimes de ces postures.
Vogt, Yung, …
La réflexion sur ces questions sensibles avance à pas prudents. Étape importante, des historiens de l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID), Mohamed Mahmoud Mohamedou et Davide Rodogno, se sont employés à dresser un inventaire de ces personnages représentés dans l’espace public, ayant donné leur nom à une rue, un parc, un site, ou ayant leur statue ou buste trônant dans la ville. Il vient d’être publié. Trente-trois noms ou sites émergent ainsi d’une liste non exhaustive. On y découvre sans surprise Carl Vogt et Émile Yung, éminents naturalistes, promoteurs aussi de la théorie de la classification des races. Nombre de savants genevois, anthropologues, botanistes, s’inscrivent dans cette pensée dominante dans l’Europe du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle.
Moins connus peut-être sont les personnages qui, par leurs affaires, ont directement participé à l’entreprise coloniale et esclavagiste. Tout comme les lieux qui, à Genève, s’y rapportent. Qui sait par exemple que le chemin Surinam, à la Servette, fait référence aux terres que possédait un Genevois, Jean-Zacharie Robin, dans la colonie hollandaise au XVIIIe siècle, plantations de coton et de café où travaillaient des esclaves? Tout comme la rue Butini, du nom d’une famille patricienne célébrée à Genève pour avoir «fourni à la République 18 membres au Conseil des Deux-Cents et un syndic», comme le relève la base de données des noms géographiques du canton de Genève. Mais Ami Butini était aussi propriétaire d’une plantation au Surinam, exploitée grâce au travail des esclaves.
Un recensement sans jugement de valeur
Anecdote relevée par le travail fouillé des historiens, auquel a participé la chercheuse à l’IHEID Aline Zuber: Ami Butini avait fait cadeau en 1758 à la Bibliothèque de Genève des spécimens de la flore et de la faune de la colonie, conservés dans du rhum, ainsi qu’une bouteille contenant le fœtus d’un bébé d’origine africaine.
On pourrait multiplier ici les exemples de faits méconnus de l’héritage colonial genevois minutieusement répertoriés par les historiens. Lors de la présentation de leur travail, ils ont insisté sur le fait que leur recensement n’exprime pas de jugements de valeur sur les événements, les personnes ou les familles mentionnés. Ils ne donnent pas non plus de solutions sur la manière dont la Municipalité devrait traiter cet héritage colonial, débat qui anime maintes villes dans le monde. Mais ils énumèrent des pistes, sur la base notamment de ce qui se fait ou s’est fait ailleurs.
Pas déboulonner, expliquer
Faut-il déboulonner des statues, les détruire ou les déshonorer publiquement? Faut-il au contraire ne rien faire ou simplement recontextualiser l’époque dans laquelle des idéologies racialistes et esclavagistes se sont développées? Ou choisir une voie médiane, en optant pour un dédoublement des récits? En 2020, une motion réclamait non seulement un inventaire – c’est donc fait – mais aussi la pose de plaques explicatives autour des bustes ou noms controversés permettant au public d’apprendre d’autres faits que ceux rapportés par des récits construits, bien souvent destinés à glorifier une institution, une ville, un territoire.
Pour l’heure, il n’est pas encore question de trancher, ont expliqué devant les médias les conseillers administratifs Sami Kanaan et Alfonso Gomez. Plutôt de mettre à jour de nouvelles connaissances sur un passé parfois méconnu des Genevois, pas ou peu enseigné dans les écoles. C’est le rôle de cet inventaire, première base solide pour construire une réflexion autour d’un potentiel travail de justice mémorielle. Des débats dans le cadre du FIFDH, qui s’ouvre vendredi à Genève, et au cours de la Semaine contre le racisme (du 20 au 28 mars), permettront d’amorcer la discussion.
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