Ferdinand Hodler, insatiable de vie et de peinture
Cheminant obstinément vers la lumière, l'artiste suisse a entretenu des rapports passionnels avec les femmes, la notoriété et sa ville d'adoption.
La mort, il y a précisément cent ans, le cueille célèbre et riche. Mais les débuts de Ferdinand Hodler dans l'existence sont excessivement modestes. Né à Berne en 1853, aîné d'une fratrie de six enfants, il perd précocement père et mère. Dans l'atelier de son beau-père peintre décorateur, il mélange des couleurs et nettoie des pinceaux. Son apprentissage chez Ferdinand Sommer, un peintre védutiste, fait éclore dans sa jeune âme le rêve de Genève. «Pendant deux ans, il copie des paysages d'Alexandre Calame et de François Diday d'après des lithographies, raconte Lada Umstätter, conservatrice en chef du domaine des beaux-arts aux Musées d'art et d'histoire de Genève (MAH). Il trouve sa vocation et décide, à 18 ans, de se rendre dans la ville de ses artistes favoris.»
Genève, terre d'élection
Sans le sou, il effectue le voyage à pied et s'installe dans un atelier au numéro 35 de la Grand-Rue. Au Musée Rath, attelé à répliquer un Calame, Hodler est remarqué par Barthélemy Menn, ancien disciple d'Ingres et ami de Corot. Le maître prend celui dont «la misère bordait le lit mais [qui] avait la tête pleine d'étoiles» sous son aile, lui «débarbouilla la vue et lui apprit à regarder la nature», comme l'écrit Louis Duchosal dans les colonnes de la Tribune de Genève du 8 mars 1891.
Pourtant, les liens entre l'artiste bernois et la Cité de Calvin se tricotent entre ferveur et détestation. Certains critiques l'adulent, d'autres le rudoient. Alors que l'influente Société des arts de Genève décerne au peintre de nombreux prix, les notables dédaignent son œuvre, indisposés par son réalisme. En 1891, La Nuit, qu'il propose pour l'Exposition municipale des beaux-arts, est censurée par les autorités de la Ville, qui la jugent obscène – cette toile symboliste figure, au centre, un Hodler terrifié, chevauché par la mort, et une fort appétissante paire de fesses (voir ci-dessous). Ferdinand ne se laisse pas démonter et montre le tableau au Bâtiment électoral, exigeant un droit d'entrée d'un franc, une somme pour l'époque. La foule afflue et la recette lui permet de présenter l'œuvre à Paris. Puvis de Chavanne ou encore Rodin en font un éloge appuyé. Le stratagème a payé: sa carrière internationale est lancée et l'huile, désormais nimbée de sa consécration parisienne, réexposée à Genève.
Stratégie et ambition
L'anecdote dit beaucoup de la personnalité du peintre. «Ferdinand Hodler est un homme ambitieux, sûr de lui, qui a conscience de sa valeur», affirme Niklaus Manuel Güdel, directeur des Archives Jura Brüschweiler (lire ci-contre). À 18 ans, à Langenthal, il lance à la tête de son professeur: «Vous serez encore un stupide maître d'école quand je serai depuis longtemps un peintre célèbre.» Il sait user finement de ses amitiés avec des journalistes genevois, afin qu'ils se fassent l'écho de ses succès à l'étranger, et s'arrange pour être caricaturé par la presse à scandale. Sa carrière est émaillée de polémiques qui favorisent sa notoriété. Comme en 1897, lorsque son projet pour La Retraite de Marignan, qui remporte le concours de décoration du Musée national suisse, inspire au patron de ce dernier un long pamphlet outré: la dispute devient nationale et précipite 20 000 curieux devant les esquisses. Enfin, Hodler adore se mettre en scène, comme l'atteste le grand nombre d'images qu'il a laissées de lui, sous forme de photos ou d'autoportraits – il existe près de 200 de ces derniers, un record.
Le spectre de la mort
«Dans ma famille, on mourait tout le temps»: du propre aveu du peintre, la tragédie s'attache à lui dès l'enfance. Ses parents et cinq de ses frères et sœurs sont emportés très tôt par la tuberculose. Le thème de la mort traverse son œuvre jusqu'à l'obsession et trouve son apogée dans la série de portraits qu'il fait de Valentine Godé-Darel, sa maîtresse et mère de sa fille Paulette, tandis qu'un cancer des ovaires la consume. Au chevet de son amante, il devient le témoin frénétique d'une poignante agonie, réalisant 18 tableaux et plus de 120 dessins. «Il s'agit d'un ensemble très particulier dans l'histoire de l'art moderne», souligne Niklaus Manuel Güdel. Les représentations aussi crues de la décrépitude sont alors en effet parfaitement inhabituelles. Une façon, sans doute, d'exorciser la douleur de la disparition de l'être aimé, mais aussi la détermination plus équivoque de marquer esthétiquement son temps. «Personne n'a jamais fait ça», aurait confié Hodler à un ami.
L'appétit des femmes
Le mal de Valentine n'empêche pas Ferdinand de courtiser tout ce qui porte un jupon. Quelques mois avant le décès de sa bien-aimée, il adresse à Gertrud Müller un Autoportrait aux roses, les yeux écarquillés, remplis d'interrogations friponnes – l'amie de longue date est l'une des rares à n'avoir jamais cédé. Car l'artiste connaît une vie sentimentale mouvementée, jalonnée de deux mariages et d'une multitude de liaisons. L'homme est gourmand des dames et tous ses modèles finissent dans son lit. Il s'affiche avec quantité de maîtresses, dont deux lui donnent un enfant; les chercheurs n'excluent toutefois nullement qu'il y en ait eu d'autres, non documentés. Comme le relève Lada Umstätter, «Ferdinand Hodler le disait lui-même: qu'y a-t-il de plus beau dans la vie? Les femmes et les roses.»
----------
19 mai 1918: la mort le guettait face au panorama du Mont-Blanc

Ferdinand Hodler en 1913, par Fred Boissonnas. BIBLIOTHÈQUE DE GENÈVE
On l'avait vu pour la dernière fois en public au 13, rue du Marché, dans les somptueux locaux de la galerie Moos. Ferdinand Hodler était venu voir ses propres œuvres, exposées là du 11 mai au 30 juin 1918. Il est mort le 19 mai. Ce décès surprit ceux qui l'avaient vu fouler les tapis de la galerie quelques jours plus tôt.
La maison Moos, comme on l'appelait lors de son ouverture en 1906, avait déménagé en janvier 1918 de la rue du Rhône à la rue du Marché. Elle s'y déployait sur trois étages et comptait onze salles d'exposition. Un record en Suisse et même en Europe. On aurait dit un musée. La décoration des lieux était raffinée, comme en témoigne une série de photos réalisées en janvier 1918 par Louis Pricam.
Plusieurs tableaux de Hodler y sont reconnaissables. Notamment la grande étude pour La Bataille de Morat, de 1917, aujourd'hui au Musée d'art et d'histoire (MAH), ou le portrait de Valentine Godé-Darel malade en 1914, qui est au Kunstmuseum de Bâle. Son amie Gertrud Müller photographia Hodler la veille de sa mort, le 18 mai 1918, se promenant le chapeau à la main sur le quai du Mont-Blanc. Elle saisit aussi son image sur le balcon couvert du 29, quai du Mont-Blanc. Le peintre est assis dans un fauteuil en rotin, l'air fatigué. Il souffrait d'insuffisance cardiaque.
Les dernières joies de sa vie furent de voir grandir sa fille Pauline, dite Paulette, née en 1913, dont la mère, décédée en 1914, était Valentine Godé-Darel. En mars 1918, il avait eu la satisfaction de recevoir la citoyenneté d'honneur de Genève, et deux mois plus tard de visiter l'exposition de la galerie Moos. Son fondateur, Max Moos, juif allemand naturalisé suisse, avait organisé un banquet auquel le peintre avait assisté.
La mort le surprit à son domicile du 29, quai du Mont-Blanc, dans l'appartement où sa veuve, Berthe Jacques, allait lui survivre jusqu'en 1957. Le 29, quai du Mont-Blanc fait partie d'un ensemble comprenant trois numéros, les 27, 29 et 31, juste en face de la jetée des Bains des Pâquis. L'immeuble où habitaient les Hodler existe depuis 1912, construit sur des plans de l'architecte Eugène Corte, adepte du Werkbund allemand, mouvement contemporain de la Sécession viennoise. Les Hodler avaient acquis des meubles signés Josef Hoffmann, créateur autrichien représentatif de ce dernier courant.
Dans son appartement du premier étage, Ferdinand Hodler peignait face à la chaîne du Mont-Blanc. Une ébauche de ce paysage se trouvait sur son chevalet ce dimanche 19 mai 1918. L'artiste s'était levé de bonne heure, puis un malaise l'avait forcé à regagner son lit, où il était mort d'un œdème pulmonaire. Il avait fêté ses 65 ans le 14 mars. La mort, Hodler avait vu ses ravages de près dès sa prime jeunesse. Ses parents et ses frères et sœurs avaient tous succombé à la tuberculose. La maladie et la mort de son amie Valentine Godé-Darel, terrassée par le cancer en 1914, lui avaient inspiré des toiles saisissantes.
Marié depuis 1898 avec Berthe Jacques, qui avait été son modèle, Hodler avait deux enfants nés hors mariage. L'aîné, Hector, était le fils d'Augustine Dupin, morte en 1909, et la cadette, Paulette, était la fille de Valentine Godé-Darel. Hector mourut tuberculeux un an après son père, en léguant de nombreux tableaux aux musées suisses. Sa femme, Émilie, vécut jusqu'en 1964. Ils n'eurent pas d'enfants. Paulette Magnenat-Hodler, décédée en 1999, en eut plusieurs.
Les funérailles de Ferdinand Hodler eurent lieu le 21 mai 1918. Sa tombe est au cimetière de Saint-Georges.
Benjamin Chaix
----------
De Genève à Winterthour, Hodler s'expose sous toutes les coutures
Vienne a ouvert les feux l'an dernier, avec la plus vaste rétrospective vouée à Ferdinand Hodler jamais vue en Autriche. En 2018, le flambeau commémoratif est repris par de nombreux musées helvétiques, qui explorent le travail et la vie du peintre à l'occasion du centenaire de sa disparition.
La salve d'hommages débute le 1er mars au MAH: le Cabinet d'arts graphiques met en lumière l'œuvre de Barthélemy Menn, maître de Hodler, tandis que l'étage des beaux-arts de la rue Charles-Galland – qui bénéficiera d'un raccrochage complet de la collection entre 2018 et 2019 – dévoile, dans une nouvelle «salle changeante», un Hodler intime. «On montrera ce qu'on voit rarement, explique Lada Umstätter. Des autoportraits moins connus, des pièces des débuts, l'ultime vue de la rade depuis le quai du Mont-Blanc, inachevée.» Le public y découvrira aussi du mobilier conçu par le designer autrichien Josef Hofmann pour l'artiste.

On pourra contempler «Le Grammont» (1905), collection Christoph Blocher, au Musée d'art de Pully. PHILIPP HITZ © SIK-ISEA, ZURICH
Hodler et le Léman occupera le Musée d'art de Pully du 15 mars au 30 juin. Réalisée en collaboration avec les Archives Jura Brüschweiler, la manifestation réunit une cinquantaine de chefs-d'œuvre de collections privées suisses, pour certains montrés pour la première fois depuis plus d'un siècle.
Le 19 avril s'ouvre, sous l'intitulé Hodler//Parallélisme, une exposition d'une centaine de pièces majeures, qui ranimera (enfin) le Musée Rath jusqu'au 19 août avant d'investir le Kunstmuseum de Berne, coproducteur de l'événement. «Nous voulions entrer dans l'œuvre par le biais théorique et la parole même du peintre», éclaire la commissaire Laurence Madeline. Ni rétrospective ni thématique, cette présentation s'appuie en effet sur La Mission de l'artiste, texte d'une conférence prononcée par Hodler en 1897, où il détaille les principes du parallélisme, doctrine selon laquelle la nature serait organisée de manière rigoureuse.

«La Nuit» (1889-1990) sera visible au Rath. KUNSTMUSEUM BERN
D'avril à août, le Kunst Museum de Winterthour imaginera un dialogue esthétique entre Ferdinand Hodler et Alberto Giacometti, alors qu'en septembre, la Fondation Martin Bodmer présentera des documents d'archives collectés par Jura Brüschweiler. En automne, le MAH développera encore plusieurs thématiques, dont la figure du mercenaire suisse dans sa salle des armures, L'Esprit de Hodler dans la peinture genevoise à la Maison Tavel ou Ferdinand Hodler dans les livres et sur Internet à la Bibliothèque d'art et d'archéologie.
Cet article a été automatiquement importé de notre ancien système de gestion de contenu vers notre nouveau site web. Il est possible qu'il comporte quelques erreurs de mise en page. Veuillez nous signaler toute erreur à community-feedback@tamedia.ch. Nous vous remercions de votre compréhension et votre collaboration.