Selon Victor Hugo, «le progrès est le mode de l’homme». Alfred Sauvy ajoute: «L’humanité est condamnée au progrès à perpétuité.» Pour autant, nos sociétés sont-elles orientées inéluctablement vers des mécanismes positifs? Depuis plus d’une décennie, la thématique de l’innovation est en forte croissance. L’innovation engendrerait des progrès inéluctables et finalement favoriserait le bien-être des populations. Loin de nous l’idée de contester nombre d’aspects positifs du «progrès». Cependant, arrêtons-nous sur l’idée d’innovation à travers une mise en perspective longue. Un texte remarquable et peu connu de René Girard montre que, jusqu’au XVIIIe siècle, le terme d’innovation a une connotation défavorable, notamment selon Hobbes, Bossuet, Montaigne, mais aussi Calvin. À partir du XIXe siècle, «l’innovation est devenue le dieu que nous vénérons encore aujourd’hui». L’innovation tabula rasa s’impose.
Dans une logique économique, l’innovation doit permettre d’atteindre, avec des ressources identiques ou inférieures, une production et un profit supérieurs et surtout un service, un bien-être plus élevé en faveur de la population. L’idée d’un progrès continu, notamment grâce à la technologie, est sous-jacente. Pourtant une logique inverse peut exister: de nouveaux investissements et technologies peuvent s’accompagner éventuellement d’un profit plus élevé, mais d’une baisse des services ou/et du bien-être des populations. Introduisons le terme de désinnovation pour caractériser un tel phénomène qui est observable.
«Si le progrès consistait à résoudre les questions les plus simples avec un minimum de moyens?»
Par exemple, des pays qui dépensent de plus en plus dans le secteur de la santé ont une population dont l’espérance de vie stagne (cas des États-Unis entre 2000 et 2019). Ainsi, la thématique de la désinnovation met l’accent sur le fait que l’investissement massif, accompagné souvent de nouvelles technologies, n’est pas une garantie de progrès d’un point de vue humain. Donnons d’autres exemples. Selon différentes recherches, l’usage intensif des réseaux sociaux peut s’accompagner d’une baisse du bien-être de certains jeunes (dépression, anxiété, insomnie…). Au quotidien, on peut citer les répondeurs automatisés qui bloquent de facto toute communication simple, les versions successives de logiciels et de smartphones (dont on n’utilise qu’une partie infime des capacités), ou encore l’obsolescence programmée, la multitude d’incompatibilités (câbles, chargeurs, cartouches d’encre…).
Face aux risques de désinnovation, que faire? René Girard propose de favoriser une innovation «modeste et prudente»: «Le mot latin in-novare implique un changement limité, plutôt qu’une révolution totale.» En quelque sorte, cette analyse rejoint la logique de l’innovation frugale, impulsée dans des pays émergents; elle consiste à transformer les contraintes en opportunités et à «faire plus avec moins» grâce, notamment, au bon sens et à la débrouillardise. Nos sociétés commencent à aller dans ce sens avec l’idée de sobriété. Et si le progrès consistait tout simplement à résoudre les questions les plus simples avec un minimum de moyens et non pas à investir sans compter dans des technologies de plus en plus sophistiquées? Le numérique semble pouvoir être un excellent terrain pour mettre en œuvre une politique améliorant le bien-être de la population. Dans cette perspective, la fondation Uni3 (soutenue par l’Université de Genève, https://www.unige.ch/uni3/) réfléchit au lancement d’un observatoire pour faciliter le développement des usages du numérique au quotidien.
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Planète Réseaux – Faire plus avec moins, c’est déjà innover