Une soirée au vertEntre nostalgie et dystopie, quatre cailles fendent les airs
À l’Orangerie perche depuis peu une nuée de vieilles dames: une auteure anglaise, trois comédiennes, des spectatrices et une aigle aux ailes infinies, Yvette Théraulaz.

Ça pépie du côté de l’Orangerie. Sur la terrasse ombragée, à deux pas du potager, du terrain de pétanque et de l’installation en forme de termitière, c’est une volière de spectateurs endimanchés qui gazouille joyeusement en sirotant qui un spritz ou un ouzo. «Du Ciel tombaient des animaux», la pièce pour laquelle on a réservé son billet à l’avance – traçage oblige – ne débute ce soir qu’à 20h30, ce qui laisse amplement le temps de lézarder autour d’un verre et de caqueter sur l’impératif (ou le vain) port du masque.
À l’heure dite, notre nuée de moineaux applique chacun le sien sur son bec, avant de se placer dans la file qui, dès le premier tintement de clochette, serpente vers l’entrée du théâtre. Une éclaboussure de gel, et les piafs découvrent à la queue leu leu les sièges parsemant deux par deux la salle, remplie à 75% de sa capacité. Aussitôt niché, on découvre sur le plateau un décor fleuri tout pareil à celui qu’on vient de laisser dehors: verdure, mobilier de jardin, vin blanc et vieilles dames habillées de frais.
Couplets yé-yé en chœur
Les trois septuagénaires – cheveux blancs pour la Fribourgeoise Anne-Marie Yerly, roux pour la Genevoise Josette Chanel et gris ébouriffés pour la native de Saint-Imier Mercedes Brawand – prolongent elles aussi l’activité extérieure: elles bavardent. Et quand elles déroulent nonchalamment leur playlist de tubes yé-yé, voilà en écho quelques voix du public qui s’élèvent pour se mêler aux refrains. Maître des ramages – par ailleurs metteur en scène de la création présentée –, Andrea Novicov vient souhaiter la bienvenue à ses ouailles, fort respectueuses des conditions inhabituelles entourant le spectacle. Et les parallèles peuvent continuer de strier le ciel.
Ce ciel duquel «tombent des animaux», comme le suggère la traduction française, mi-désinvolte mi-alarmiste, de l’anglais original «Escaped Alone» (2016). Tandis que les trois aïeules imaginées par la dramaturge Caryl Churchill devisent sur leur quotidien, leurs familles, leurs petites obsessions ou l’évolution de leur quartier, le premier animal à leur tomber dessus est une bête de scène. Dans le rôle de Mrs Jarrett, Yvette Théraulaz, noire comme une corneille, surmontée d’un haut chignon, vient bientôt planer au-dessus des volatils bavardages de ses congénères. La chanteuse et comédienne, Anneau Hans Reinhart 2013, dont les tours de chant semblaient avoir définitivement supplanté les collaborations théâtrales, redéploie enfin les ailes de son auguste talent.
Si les oiselles se contentent de voleter d’avant en arrière dans le temps, de souvenirs en conjectures, tentant indolemment de percer à jour les ficelles de la mécanique quantique, la quatrième, elle, se fait oiseau de mauvais augure. Ses monologues, qu’accompagnent de très dramatiques revirements de lumière et de bande-son, ne prophétisent rien d’autre que ce qui advient déjà: déluges apocalyptiques où l’on meurt «de soif ou d’avoir bu», infiltrations toxiques, fausses couches et violences domestiques, cancers «au bout des doigts à cause des portables», bidonvilles rasés, «cheveux qui tombent, pieds qui enflent», roches «détenues par le patronat», écureuils brûlés vifs et autres «virus qui mutent» – jusqu’à la terrible prédiction du titre.
Beckett apocalyptique
Une prophétie, mais formulée au passé, pour chaperonner les grands-mères dans leurs zigzags temporels, elles qui aspirent à l’idéal aviaire d’une «humanité volante» soudée contre les drones. On le comprend, l’écriture de Caryl Churchill, 82 ans en septembre, picore avec finesse sur les terres modernisées de Samuel Beckett et Marguerite Duras. C’est que l’aînée, de même que ses protagonistes, de même que son audience aussi, tourbillonne entre nostalgie et catastrophisme – avouons qu’il y a de quoi. «J’ai une de ces rages», scandera finalement l’aigle Théraulaz.

La mise en scène par Andrea Novicov, en revanche, peine à prendre son envol. Plus tournée vers une direction compassée que vers des codes d’avenir, elle n’emprunte au présent que l’usage de micros pour amplifier le grain des actrices. Quel dommage: en brouillant les sources sonores, ils ne font qu’empeser les inflexions et aplanir l’espace. Hormis la belle baie vitrée du théâtre, à cour, la scénographie reste inexploitée. L’alternance entre le babil et la dystopie pèse des tonnes. Bref, les trous d’air ménagés par Churchill ne trouvent pas de relais auprès de Novicov. L’effondrement est inexorable.
Reste qu’en quittant les lieux, un détail vient prolonger l’affreuse prémonition, comme un colibri qui escorterait les canaris libérés de la cage. Au beau milieu de la terrasse, à deux pas du potager, du terrain de pétanque et de l’installation en forme de termitière, un petit chien, tombé du ciel, tire sa propriétaire derrière lui: à son poitrail, un phare luminescent. Si, si.
«Du ciel tombaient des animaux» Théâtre de l’Orangerie, jusqu’au 19 août, www.theatreorangerie.ch
Vous avez trouvé une erreur?Merci de nous la signaler.