Cette nuit, j'ai rêvé que je faisais cours. Tout se passait bien, je déclamais, les élèves notaient. Puis tout d’un coup, comme quand on s’oublie dans une discussion passionnée, je voulus récapituler, montrer que tout cela convergeait vers une conclusion grandiose. Impossible de me souvenir du sujet. J'essayai de remonter le fil des arguments, rien. Je pris le cahier d'un élève pour retrouver la question initiale: les notes s'enchaînaient sans fin. Je levai la tête. «Vous êtes qui déjà?»
Bref, j'ai rêvé d'enseignement à distance.
Professeur de philosophie, je suis passé pendant le confinement aux visioconférences, avec la joie de retrouver mes élèves sans les contraintes des déplacements et de la discipline. La lumière se distribuait aux écrans, les bavardages s'arrêtaient aux claviers.
Mais la pratique s'est révélée problématique. L'enseignement suppose la présence. On peut se mettre en scène devant une caméra, improviser. Mais l'écran aplatit l'intelligence. On fait un exposé plus qu'un cours. Car un cours consiste moins à transmettre un contenu – ce que les livres font mieux que nous – qu'à faire comprendre un objet. Contenu et objet ne vont pas nécessairement ensemble. Du côté de ceux qui savent, ils se complètent, car savoir, c'est surtout connaître les contours de l'objet, son contexte, son histoire, sa logique sociale. C'est faire face à une commode aux tiroirs étiquetés où l'on sait ranger les habits. Bref, c'est pouvoir agir dans un monde de signes, maîtriser le rapport entre les signes et le monde. C'est ce rapport vivant que la distance abolit.
Pour ceux qui apprennent, au contraire, le contenu obstrue l'objet: les informations éparses brouillent sa compréhension, comme dans une optique mal réglée où les images se télescopent. C'est toute la différence entre information et connaissance. Élève médiocre moi-même, je me souviens d'une interminable litanie de cours de maths, de physique, de biologie, de géographie, sans avoir entendu qu'il s'agissait là de quantité, de matière, de vie ou d'occupation de l'espace. Je me rappelle mon embarras face aux définitions, tableaux, documents, qui ne renvoyaient à rien. Des millions d'heures sont ainsi jetées par les fenêtres d'écoles qui veulent «tenir le programme» indépendamment de la capacité des élèves à en voir l'application, la commodité, et dont on se lamentera qu'ils ne comprennent pas, sans doute parce que le «niveau baisse». C'est juste qu'on a dû poser les choses par terre.
Or les «cours en ligne» sont précisément condamnés au remplissage à fonds perdus. La compréhension collective de l'objet y est noyée dans l'épandage solitaire. Le lien entre ce qu'on en dit (les signes) et ce qu'il en est (le monde) est balayé par des doctrines autoréférentielles, des théorèmes à tiroirs, une chimie cotonneuse, des chapitres par lambeaux, toute la nomenclature d'une garde-robe poussiéreuse.
Alors les bons élèves s'en sortiront, parce qu'ils sont du bon côté de la lorgnette. Mais les autres resteront nus, parce que les contenus qu’ils ne savent par où ranger glissent sur eux. On n'apprend pas à construire une commode à distance.
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L’invité – Enseignement à distance, quelle douloureuse illusion!