Théâtre du LoupElle court, elle court, la fiction!
La mise en abyme permet à Elidan Arzoni de traquer les ressorts du complotisme. Virtuose!

«George Kaplan»: ce nom vous glisse entre les méninges. Il vous dit quelque chose, mais à qui, déjà, se rapporte-t-il? La réponse vous chatouille le bout de la langue. Voilà, ça vous revient, il se confond avec le visage de Cary Grant dans le classique d’Alfred Hitchcock «La mort aux trousses». L’identité, n’est-ce pas, était friable dès l’origine, l’intrigue du film reposait sur une illusion…
Le vocable se définit donc comme insaisissable: il renvoie à une fiction, et même à une fiction dans la fiction. Il enclenche un imaginaire d’espionnage, d’imposture et de faux-semblant. Cette propriété de mercure, l’homme de théâtre français Frédéric Sonntag l’a reprise à son compte en 2011 en signant un «George Kaplan» élaboré à partir d’une chimère, un personnage à la fois incertain et prolifique. Le prénom suivi de son patronyme y désigne tant d’entités, y recoupe tant de phénomènes qu’on l’assimilerait à un dieu, un Zeus déguisé en quidam.

Elidan Arzoni, le plus conceptuel de nos metteurs en scène genevois, ne pouvait pas passer à côté. Ayant monté Yasmina Reza, Pascal Rambert ou Florian Zeller, il se devait de soumettre à sa sagacité pareille cathédrale d’abstractions. Sur la scène du Loup, il lance ses cinq comédiens – Vincent Jacquet, Sophie Broustal, Sophie Lukasik, David Marchetto et Frédéric Landenberg, tous remarquables de dynamisme – à l’assaut d’un casse-tête qui combine humour, politique et philosophie.

Tous cinq vont camper tour à tour un groupe d’activistes baptisé George Kaplan, une équipe de scénaristes sommée de produire du pitch et un gouvernement censé sauver le pays du danger terroriste qui le guette. Pour chacun, il s’agit de peaufiner le storytelling dans une stratégie de manipulation optimale.

Les trois parties de l’œuvre font mieux que se répondre sagement. Aucun élément n’échappe à la mise en abyme et à l’agencement gigogne. Les citations artistiques pullulent, les couches s’imbriquent jusqu’à l’image finale et l’effet miroir se reflète lui-même à l’infini. On aurait affaire à un vain hochet postmoderniste de plus si la Compagnie Métamorphoses n’en tirait pas une fascinante réflexion sur les rouages du complotisme, fruit, précisément, d’une fiction proliférante.
«George Kaplan» Jusqu’au 4 juin au Théâtre du Loup, www.theatreduloup.ch
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