Lettre du jourDes statues pour l’histoire

Genève, 8 octobre
La Suisse qui cultive le respect de la mémoire et la passion de l’histoire ne peut s’exonérer d’une relecture des choix du passé.
L’art statuaire est constitutif de l’espace urbain. Il n’a jamais été neutre. Dans certains pays tel que la Grande-Bretagne ou la France, il émane d’un projet politique. Les statues servent de reflet à la morale d’une époque. Elles participent de son roman national sans que les citoyens ne soient consultés systématiquement.
On sait les polémiques internationales actuelles autour des statues d’esclavagistes et de colons qui mènent à bien des excès, tout en rouvrant un débat salutaire sur l’usage de l’espace public.
Il est vrai qu’on ne peut se cacher d’une satisfaction de voir qu’à Bristol, on abat et jette dans le port la statue d’Edward Colston, négociant négrier, avant de la repêcher pour la mettre au musée. Cette réappropriation de l’histoire valait bien un plongeon! Gageons que le musée en fera bon usage!
Genève n’est pas exempte d’une telle mésaventure. Le sujet est sensible, comme l’a montré l’installation en 2018, des «Réverbères de la mémoire», dans le parc Trembley. Cette initiative mêlant art et histoire dans un souci de réconciliation devint un parcours du combattant. Il faut pourtant louer cette réalisation trop vite banalisée.
La Cité de Calvin a souvent fait le choix d’immortaliser des personnalités scientifiques pour en faire des points de cristallisation, des repères signifiants pour la population.
Néanmoins, il demeure difficile de rester impassible devant le buste de Carl Vogt qui marque l’entrée d’Uni Bastions. Est-ce vraiment l’esprit de l’université que de rendre hommage à un savant dont les thèses racistes et misogynes sont avérées?
Il serait certes vain d’imiter nos amis anglais, car les statues ont beaucoup à nous apprendre. La frilosité de l’Université étonne tant Carl Vogt apparaît comme la quintessence des pires dérives de la science occidentale. Le XXe siècle l’illustrera tragiquement. Mais Genève peut-elle revisiter son passé?
Pour lever toute équivoque, à tout le moins devrait-on adjoindre à ce buste un commentaire sans ambivalence ni anachronisme.
Évitons l’instrumentalisation sans oublier le devoir d’information, les étudiants qui côtoient cette statue au quotidien doivent être informés. À eux par la suite d’aller plus loin dans la connaissance, si elles et ils le souhaitent.
Jean-Yves Marin, Directeur des Musées d’art et d’histoire de Genève (2009-2019)
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