En attribuant son Prix Nobel de la Paix 2021 en octobre dernier à Maria Ressa et Dmitry Mouratov , le Comité Nobel a eu du flair. La guerre qui fait rage depuis le 24 février au cœur de l’Europe s’accompagne d’une bataille de l’information devenue meurtrière; pour les journalistes mais aussi pour la liberté d’expression et la «vérité». Les sages d’Oslo ont insisté sur le fait que «la liberté d'expression constitue une précondition à la démocratie».
Aujourd’hui, elle est aussi une précondition pour renouer les fils de la paix en Ukraine. La guerre, la violence, c’est sur ce terrain-là que Dmitry Muratov et Maria Ressa se battent avec un extraordinaire courage, sans rien lâcher, car la désinformation tue, détruit, avilit. A l’invitation de la Freedom Cartoonists Foundation, les deux Nobel seront à Genève mardi prochain 3 mai à l’occasion de la Journée internationale de la liberté de la presse. Pas pour plastronner mais bien pour témoigner, expliquer comment on peut continuer de faire son métier de journaliste sous un régime autoritaire.
Directrice de Rappler, média d’investigation basé à Manille, la Philippine Maria Ressa a fait l’objet de dix mandats d’arrêt en deux ans pour oser dénoncer, par les faits, la corruption et les opérations meurtrières du gouvernement de Rodrigo Duerte dont les déclarations récentes donnent le ton: «je le dis aux policiers et aux militaires: si vous avez face à vous un ennemi, un rebelle communiste qui est armé, alors tuez-le! Tuez-les tous, achevez-les, vérifiez qu’ils sont bien morts. Et au diable les droits de l’Homme.» Menacée, harcelée, Maria Ressa et son équipe continuent sans faiblir leur travail alors que le pays s’apprête à élire un nouveau président le 9 mai.
«Mardi à Genève, aux côtés de Maria Ressa et Dmitry Muratov, il manquera un homme: Julian Assange»
Dmitry Murato est le rédacteur en chef de Novaïa Gazeta, journal créé pendant la Glasnost. C’est l’un des rares médias indépendant à avoir survécu à la pression de Poutine…jusqu’à fin mars. Cachant à peine ses intentions, le président russe avait mis en garde: le Nobel de la Paix ne sera pas un bouclier pour bafouer les lois du pays. Dmitry Muratov a été contraint d’arrêter les presses et d’exiler sa rédaction en Lettonie pour continuer de raconter la vraie histoire de la guerre Russie-Ukraine. Extraordinaire tour de force et démonstration de ténacité d’un homme et d’une rédaction qui savent pourquoi ils s’engagent: «Nous sommes l’antidote de la tyrannie», affirmait Mouratov dans son discours d’Oslo.
La venue, non sans embûches, des deux Nobels de la Paix à Genève rappelle aussi que l’exercice d’une liberté ne va pas sans les autres, que les droits de l’homme, à l'instar de tous les droits fondamentaux dont Genève se veut la capitale, sont indissociables de la liberté de la presse. Rappeler également que les régimes autocratiques n’ont de loin pas le monopole des violations des libertés d’opinion et de la presse.
Mardi à Genève, aux côtés de Maria Ressa et Dmitry Muratov, il manquera un homme: Julian Assange. Pour avoir, entre autres, révélé les exactions américaines pendant la guerre en Irak et en Afghanistan en publiant une masse de documents déclarés secrets, le fondateur de WikiLeaks croupit dans une prison de haute sécurité à Londres sous le coup d’une demande d'extradition des Etats-Unis qui ont dressé des charges pouvant lui valoir 175 ans de prison. Genève s’était mobilisé pour sa libération en juin de l’année dernière. En cas d'extradition, au-delà du funeste sort d’Assange, ce sont nos libertés, en particulier celles liées à l'usage des sources, qui seront amputées. Ce combat a son urgence. La guerre en Ukraine ne doit pas le faire oublier, au contraire, on constate qu'il n’est que plus impératif encore.
Muratov et Ressa le démontrent avec un courage exemplaire, il est de la responsabilité première de la presse de défendre ses propres libertés. Dans l’intérêt de tous.
* Directeur du Club suisse de la presse, membre du comité de Freedom Cartoonists Foundation
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Chronique – Des Nobel à Genève pour la liberté de la presse