S’il y a une césure que l’agression russe en Ukraine a entraînée dans son sillage, c’est bien celle qui a interrompu, pour longtemps et peut-être même indéfiniment, le cours normal des choses dans la vie de tous les jours. Ce cours normal, c’était, jusqu’à ce funeste enchaînement déclenché le 24 février, celui de «l’ère d’abondance», l’a rappelé à réitérées reprises le président français dans l’un de ses derniers discours. Ce qui va succéder à la normalité, soyons-en convaincus, c’est une économie de pénurie, dans laquelle nous allons, que nous le voulions ou non, nous engager sans retour.
Car il ne faut pas se le cacher : au-delà des coupures de gaz – que la Russie préfère brûler que livrer – et des ruptures d’approvisionnement en électricité qui pourraient nous faire grelotter l’hiver prochain et paralyser nos industries par la suite, c’est tout un système de production et d’échange que la folie meurtrière d’un régime inspiré dans ses actions par les pages les plus sombres de l’histoire européenne est en train de mettre à bas. Nous étions habitués à disposer, sans limites autres que celles de notre pouvoir d’achat et de nos envies, des biens et services assurant notre train de vie. Les voici désormais – plus sûrement, ô ironie, que les impatients de la défense du climat ne l’auraient jamais espéré – raréfiés par l’état de pénurie en passe de se créer.
Ce retour inédit aux années cinquante ou à peu près qui s’amorce (car tout ne viendra pas d’un seul coup) rappelle, à ceux qui les ont vécues de part et d’autre du rideau de fer, des images qui étaient restées enfouies dans leur mémoire. Telle la vue de ces pâles imitations de voitures américaines que les Soviétiques avaient mises en circulation après guerre sous la marque Pobieda, ou encore de ces montres Rakieta, increvables mais au maladroit design, sur lesquelles nos cousins de l’Est se rabattaient faute d’accéder aux nôtres. N’exagérons pas. L’époque ne connaissait pas les immenses progrès qui allaient suivre avec l’électronique et l’informatique, et la Russie d’aujourd’hui, même sanctionnée, n’est plus celle de l’URSS. Mais les pénuries qui s’annoncent la frapperont durement et la ramèneront des décennies en arrière. Elles nous toucheront un peu moins nous, sanctionnés collatéralement, que la diversité des activités productives propre à nos économies protège des cessations complètes d’approvisionnement. N’empêche : terres et métaux rares le sont pour tous, et ce qui configure la plupart de nos objets d’usage quotidien comme de nos outils de production en dépend étroitement. Du smartphone à la voiture électrique en passant par les fermes de calcul et les robots industriels, le lithium est omniprésent. Même l’indispensable nickel des alliages devient rare. Donc, le sevrage sera général.
La guerre seule, quelque terrifiants soient ses ravages humains et matériels, n’explique pas tout. Elle a d’une certaine manière joué le rôle de facteur déclenchant. Ce qui s’accumulait avant de déborder, c’était la montée des besoins mondiaux, la démographie galopante de l’Afrique subsaharienne, l’explosion économique chinoise, la déforestation irréfléchie de la biosphère amazonienne, les monocultures poussées à l’absurde des terres indonésiennes. Les coups d’arrêt assénés par les circonstances à ces dérives, pour salutaires qu’ils soient, signifient bel et bien que nous sommes entrés dans une ère de pénurie. Macron avait donc raison.
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Chronique économique – De l’ère d’abondance à l’économie de pénurie