Décryptage bande dessinéeCoup de foudre au Pacific Palace
Christian Durieux réinvente le personnage de Spirou dans un «one shot» tout en nuance. Interview.

Avant lui, une ribambelle d’autres auteurs se sont emparés du personnage de Spirou. S’inscrivant dans une série invitant des pointures de la bande dessinée à revisiter l’univers du célèbre groom en marge des albums traditionnels, Christian Durieux réinvente le héros créé en 1938 par Rob-Vel. Dans «Pacific Palace», un one shot tout en nuance, il confine son héros dans un grand hôtel entre lac et montagne, chargé d’accueillir un dictateur en fuite. Débarqué d’un petit pays imaginaire des Balkans, l’odieux dirigeant déchu arrive avec sa fille, Elena. Le regard envoûtant de cette belle brunette va chavirer Spirou ainsi que son alter ego Fantasio, journaliste reconverti en garçon d’étage sans perdre son sens critique. Love story? Oui, mais pas que. Car un meurtre va survenir dans les couloirs feutrés du palace. Et si ce drame cachait en fait tout autre chose? Entre fable politique et romance mélancolique, Durieux livre un récit où l’intrigue policière cède le pas à une narration subtile, pleine de charme.
Regroupant des thématiques chères à l’auteur – le huis clos, la rencontre amoureuse, les protagonistes en demi-teinte – «Pacific Palace» bénéficie d’une couverture superbe, dans une palette chromatique volontairement restreinte autour du bleu. «L’idée de la scène de la piscine s’est imposée tout de suite. Elle concentre beaucoup d’éléments du récit», explique Christian Durieux au téléphone, depuis son atelier d’un petit village au sud de Bordeaux. «C’est la scène du désir amoureux entre Elena et Spirou. La jeune femme y fait des révélations par des phrases sous-entendues. L’endroit révèle aussi les rapports un peu conflictuels entre Spirou et Fantasio, tous les deux amoureux de la même fille.»
L’auteur d’origine bruxelloise songeait à cette histoire depuis longtemps. «J’en ai écrit les premières lignes en 1993. Elle ne mettait pas du tout en scène Spirou, mais simplement un garçon d’hôtel qui tombait amoureux d’une jeune femme, fille d’un dictateur réfugié dans l’hôtel. J’avais déjà toute la trame et le titre: «Pacific Palace». Pendant des années j’ai essayé de dessiner ce récit, mais je n’y parvenais pas, jusqu’au moment où j’ai eu l’idée d’en faire un album de Spirou. Cela a tout débloqué.»
Lorsqu’on s’empare d’un univers aussi référencé que celui de Spirou, se pose la question de savoir ce que l’on va en garder. Durieux n’a pas voulu intégrer trop de personnages connus, comme l’écureuil Spip, pour ne pas se laisser distraire. «De la même manière, après avoir envisagé de faire appel à Zantafio, le cousin diabolique de Fantasio, j’y ai renoncé. En revanche, j’ai donné un rôle important à Fantasio. Le voilà groom, lui aussi. Dans le traitement de cette histoire, les rôles principaux sont interchangeables. Spirou et Fantasio représentent les deux faces d’une même pièce. Davantage spectateur qu’acteur, Spirou éprouve un amour impossible pour la fille du dictateur, qui le laisse dans un état un peu flottant. Pour le coup, Fantasio endosse la partie plus héroïque, notamment l’opposition au tyran.»
Inspiré par Nicolae Ceausescu, dont l’exécution en 1989 avait marqué Durieux, Iliex Korda apparaît aussi cynique que marmoréen. «Dans les Spirou traditionnels, les tyrans sont volontiers burlesques. Cela apporte de l’empathie. Mais là, je souhaitais vraiment un personnage odieux.» Pour imaginer son méchant, Durieux a aussi songé à Jean-Claude Duvalier, «Bébé Doc», chassé de Haïti en 1986. «Il devait être accueilli par les Américains. Faisant étape à Paris, il apprend qu’il est refusé sur le territoire des États-Unis. Du coup, c’est la France qui l’a hébergé durant plusieurs années.»
En musique
Bonus: l’histoire peut se lire en musique, grâce à une collaboration avec Mark Daumail et son groupe Cocoon. «J’écoute beaucoup de musique en travaillant. Cocoon m’avait notamment accompagné lors de la conception de l’album «Un enchantement». Les hasards de la vie ont fait que j’ai pu rencontrer Mark par des amis communs. Il se trouve qu’il était fan de la série «Les gens honnêtes», que j’avais dessinée sur scénario de Jean-Pierre Gibrat.» Regroupés dans un EP logiquement intitulé «Pacific Palace», deux titres pop folk reflètent les états d’âme de Spirou et d’Elena, constituant en quelque sorte la BO d’un album aussi mélancolique que réussi.
«Pacific Palace», par Christian Durieux. Éd Dupuis, 80 p.
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