La neutralité brouille les lignes partisanes, mais elle reste une valeur refuge en ces temps troublés. Les deux chambres du parlement ont refusé cette semaine l’assouplissement de la loi sur le matériel de guerre et donc la réexportation. Le débat, loin d’être clos, fut bouillonnant car il touche à une valeur sacrée en Suisse. La question va se reposer avec une acuité accrue au gré des rebondissements de la guerre russo-ukrainienne et des nouvelles propositions introduites au parlement. Entre solidarité, pacifisme et intérêts nationaux, la voie est étroite. En temps de guerre, la neutralité fait le jeu de l’agresseur. La Suisse, conspuée pour son rôle ambigu pendant la Seconde Guerre mondiale, le sait d’expérience. Le même reproche lui est fait aujourd’hui par les alliés: interdire la réexportation d’armes et de munitions revient à entraver la défense de la démocratie face à l’agresseur russe.
La Suisse pourrait bien se laisser tenter par une stratégie connue: temporiser et enfoncer la tête dans le sable en attendant que passe la tempête. Ce n’est pas une bonne idée. Près de quatre-vingts ans après la Seconde Guerre mondiale, la Suisse est encore entachée par le débat sur sa sulfureuse politique de compromis et compromissions avec le Reich, au nom de la neutralité. Sur un autre sujet considéré comme identitaire, le secret bancaire, lui, ou du moins ses banquiers, ont usé de la tactique du déni alors qu’ils servaient les dictateurs et autres voyous fraudeurs, les yeux fermés. La disparition du secret bancaire fut au final une bonne nouvelle, y compris pour les banques qui en 2009 annonçaient la fin du monde.
«Peut-on s’assurer qu’un jour des civils ne tomberont pas sous des balles suisses?»
Mais la neutralité, c’est encore autre chose. Elle est véritablement consubstantielle de la construction de la Confédération et, bien utilisée, elle constitue un outil précieux pour la Suisse et l’ensemble de la communauté des États. Le problème, comme le relève le professeur zurichois de droit international public Olivier Diggelmann, c’est que nous voulons tout avoir. La Suisse veut être neutre, elle veut exporter des armes et veut maintenir le contrôle de leur utilisation. Elle veut les bénéfices du commerce des armes et elle veut aussi être dans le camp des gentils. Air connu du beurre et de l’argent du beurre. L’équation est impossible.
Pour maintenir la neutralité, il faut renoncer à autre chose. Osons l’option: en renonçant à exporter des armes, ou mieux à les fabriquer, la Suisse gagne sur tous les terrains. La question de la réexportation est réglée, Berne ne sera plus dans le viseur des alliés. Et à l’intérieur, le peuple n’aura plus à «couvrir» un marché où l’hypocrisie le dispute à la honte. On veut faire croire que les armes suisses ne servent pas vraiment à tuer des «gentils» parce qu’il est interdit de les vendre (ou les réexporter) à un pays en guerre. Peut-on s’assurer qu’un jour des civils ne tomberont pas sous des balles suisses? Est-on bien sûr que l’armement vendu à l’Arabie saoudite ne sert pas pour la guerre au Yémen? Peut-on garantir que demain, le nouveau gouvernement autocratique tunisien, 2e client africain de la Suisse, n’usera pas de matériel helvétique pour réprimer son peuple?
En abandonnant son industrie de l’armement, la Suisse redonnera sens, vie et usage international à une neutralité qui s’apparente de plus en plus à un outil commercial et de marketing. L’industrie des armes suisses vient de réaliser des exportations record en 2022 (1 milliard de francs) avec l’opportunisme en guide de business model. Le secteur y perdrait sans doute des plumes. Mais parions, qu’à l’instar des banquiers qui hurlaient à la mort à la fin du secret bancaire, les marchands de canons trouveront d’autres marchés tout aussi durables pour survivre.
* Directeur exécutif du Club suisse de la presse
Vous avez trouvé une erreur?Merci de nous la signaler.
Chronique – Comment sauver la neutralité suisse?