Témoignage par l’imageChristian Lutz plonge dans le ventre de l’hôpital
Depuis la mi-novembre, le photographe genevois passe ses journées en immersion aux HUG. Son objectif livre un récit intense et humaniste de la réalité pandémique.
Devant chaque box, une bonbonne d’oxygène veille telle une sentinelle. Ailleurs, aux soins intensifs, c’est à ce souffle vital que les patients doivent de résister à un virus qui les étouffe inexorablement. Dans le décor d’une blancheur clinique, une veste en jean, un sac et une planche à roulettes captent le regard dans l’embrasure de la porte. Seuls objets à révéler la présence humaine, ils en soulignent pourtant le manque, éveillant l’espoir fervent qu’un être les anime à nouveau.
«Je voulais comprendre ce qui se jouait vraiment sur la ligne de front et le documenter.»
Prise par Christian Lutz au sein des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), cette image rappelle aussi que la pandémie s’empare de tous: le skateboard ne renvoie pas à la catégorie d’âge à laquelle le grand public associe les victimes du coronavirus. Mû par le besoin de témoigner de la réalité de la crise sanitaire, le Genevois a obtenu l’autorisation de photographier en immersion à l’hôpital: «Au début du deuxième confinement, il était question de taux, de courbes et de chiffres. Je voulais comprendre ce qui se jouait vraiment sur la ligne de front et le documenter.»
Cyclone épidémique
Depuis la mi-novembre, il accompagne le personnel soignant et les malades de diverses unités de soins, en passant par le dépistage, le service ambulancier, les cellules de crise de la direction ou la morgue. Cette plongée intense au cœur du cyclone épidémique lui fait construire un récit puissant, le convainquant de la nécessité de témoigner. Dans cette optique, l’artiste a choisi de partager une sélection de ses clichés dans la «Tribune de Genève»: «Chacun s’approprie le réel pour en faire sa vérité, parfois sur un mode hargneux, observe-t-il. Or, ce que j’ai vu de l’intérieur n’est pas une deuxième vague, c’est une pandémie enlisée qui risque de mener à une saturation du système.»
S’il a rencontré la mort qui s’annonce dans les yeux, vécu l’émotion des séparations définitives, Christian Lutz relate également la force et la bienveillance mises en œuvre par les soignants pour contrer la souffrance: «Une énergie très heureuse qui est un don de vie.» Même épuisés, désemparés devant l’ampleur d’un mal et d’une tâche qui, parfois, les dépassent, les collaborateurs des HUG repartent quotidiennement au combat, puisant leur courage dans un sens de la mission exemplaire.
«Le personnel soignant travaille dans la collégialité. Les équipes se réunissent régulièrement, les décisions se prennent collectivement. Quelquefois, l’émotion et le désarroi surgissent. Ils respirent et y retournent.» Même durant les pauses, le souci de l’autre transparaît. Marqués par la fatigue et des heures de port du masque, les visages disent en coulisses la même intensité dans la réflexion que dans l’action.
Caresse, voix et ultimes moments
On perçoit aussi l’immense humanité qui règne entre les êtres. Dans les métiers du soin, le sens du toucher demeure quand tout le reste a disparu. Alors que la conscience s’affaisse, le dialogue des mains remplace celui des mots, la caresse et la voix des soignants enveloppent le patient jusqu’aux ultimes moments. «Ils investissent le vivant même lorsqu’ils pensent la cause perdue.» Ils entourent pareillement ceux qui, après avoir frôlé le pire, empruntent le chemin de la convalescence, comme l’atteste un instantané immortalisant les premiers pas d’un jeune patient après des jours difficiles – et qui prouve, en creux, que le photographe a su se rendre bienvenu dans un moment éminemment intime.
Le propre de l’hôpital est de voir coexister la lumière de la guérison avec l’ombre de la mort. Au fond du ventre du bâtiment où l’on circule comme dans une ville, les corps de ceux qui ont perdu la lutte contre le coronavirus sont conduits à la morgue, dans le respect et la dignité. Les HUG sont, enfin, un lieu où peuvent s’exécuter des chorégraphies du pouvoir. Le pas de deux entre Bertrand Levrat, directeur de l’établissement, et le conseiller d’État Mauro Poggia en fait la preuve au pied d’un escalier.
En coulant son œil dans les interstices du réel et en y débusquant la beauté, Christian Lutz parvient à mettre en images une situation qui reste pour le citoyen lambda une abstraction. À la vue de ces clichés se dessine un fait essentiel: la pandémie ne confronte pas le seul hôpital à la tâche de sauver des vies mais exige l’effort collectif de toute une société.
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