Drôle de bestiaire graphique!Chacun trouve son chat au Château de Saint-Maurice
«Drôles de chats» croise les félins soi-disant domestiqués par les maîtres du dessin d’humour. Une expo forcément libre et subjective, avoue son commissaire, Philippe Duvanel, face à d’indomptables bêtes de scène.

En dizaines de croquis fameux, «Drôles de chats», au Château de Saint-Maurice, démontre avec un bonheur hétéroclite que l’homme et le félin cohabiteront encore longtemps sans ennui. Centrée sur les maîtres de l’humour dessiné qui ont capturé cette relation, la présentation démontre combien le raminagrobis soi-disant domestiqué par Rabelais échappe à l’homme. «Hautain, libre, mystérieux, voluptueux, babylonien, impersonnel, constatait immuable H. P. Lovecraft, trois siècles plus tard en expert de l’horreur cosmique. Le chat est l’éternel compagnon de la supériorité et de l’art.»

Philippe Duvanel, commissaire de l’exposition, n’a pas manqué d’accrocher la citation en même temps qu’un portrait d’une espèce dont la première revendication dans l’existence reste la totale indépendance. Tout autre animal, loup, taureau ou corbeau, peut, selon l’historien de la culture Michel Pastoureau, se métamorphoser en indicateur humoral d’une société, en devenant la star adulée ou le monstre pestiféré selon les époques et les peuples. Avec une obstination rare, le chat se dérobe à cette mission. D’ailleurs, dans ce château, il se faufile dans un cabinet érotique comme dans une section de dessins animés pour enfants.

Dès ses premières apparitions dans la pop culture américaine, les matous provoquent le Barnum. Précurseur des considérations LGBT et autres, dès 1913, Krazy Kat, non genré mais cravaté, courtise un souriceau rebelle dans les comics des journaux. Son insolence lui vaut l’admiration totale de Charlie Chaplin, Jackson Pollock ou William Randolph Hearst. Hormis leur statut colossal, notez que rien d’intime ne lie vraiment ces aficionados, mais s’ils devaient converser à table, sûr qu’ils parleraient chat.
Félix le Chat avait allumé la mèche lui aussi, comme Pat Hibulaire et d’autres. Tom et Jerry suivront avec une énergie endiablée qui pulvérise la moindre tentative d’amoindrir leurs conflits par une présence humaine. Le chat peut tout se permettre, même la familiarité la plus éhontée. Ses collègues européens ne tardent pas à se manifester. Voir les Poussy français, Pumby espagnol, et autres Patapon dans un registre plus domestique. De là à croire l’animal apprivoisé, un coup de patte du chat dingue de Franquin ou du matou déglingué de Crumb suffit à rectifier le tableau.

Si le chat est diabolisé à la Renaissance par les papes et autres intégristes, compagnon de sorcellerie que ne renieront pas Gargamel et son ange de la mort aux Schtroumpfs Azraël, il règne depuis avec une assurance croissante. Ainsi, depuis 1950, les chats colonisent les foyers occidentaux en écrasant les chiens, 13 millions de félins contre 5 à 7.
«Le chat carbure à l’intelligence et possède une pensée autonome en connexion avec un monde qui nous échappe.»
Bernard Werber, écrivain et journaliste scientifique, a étudié le phénomène jusqu’à voir son sujet devenir un fonds de commerce exponentiel quasi incontrôlable. Le passionné publie son autobiographie, «Mémoires d’une fourmi» (Éd. Albin Michel), mais il pourrait tout autant l’intituler «Souvenirs du chat perché». «Je me suis soumis à l’évidence, confiait l’auteur avec une ironie caressant à rebrousse-poil. Le chat carbure à l’intelligence et possède une pensée autonome en connexion avec un monde qui nous échappe. De là vient notre fascination, de cette certitude qu’ils ont accès à un savoir qui nous reste hermétique et qui le rend plus intelligent que nous.»
Geluck en majesté et en bronze

À l’entrée du Château de Saint-Maurice trône d’ailleurs le Chat de Philippe Geluck avec l’indiscutable majesté d’un monarque prêt à recevoir les honneurs de son peuple. La vingtaine de bronzes exposés jusqu’au 24 avril sur les quais de Genève témoigne de l’empire du Belge, un musée lui est promis à Bruxelles, financé par la vente de ces statues estimées entre 340’000 et 380’000 euros la pièce. L’insistance de l’artiste à séduire les foules nargue parfois autant qu’un félin décidé à accaparer l’attention. Avouons que triées ici avec une intelligence matoise, les œuvres du Chat griffent avec une drôlerie irrésistible.

Le comble chez ce «tigre à caresser», comme le surnomme Victor Hugo avec affection, c’est que tout en se moquant de sa propre arrogance, il semble surtout moquer la nôtre. Voyez le Milton chéri de Haydé. Intronisée «mémé à chats» depuis 1997, l’artiste lausannoise d’origine iranienne semble avoir tout compris face à l’animal. La docile s’abandonne, dressée à la tyrannie, domestiquée consentante, attentive au moindre mouvement de vibrisses à restituer au plus près.

De chat-mallow en Chat-rkozy
Milton et ses congénères ne pratiquent que l’humour inclassable. «Drôles de chats» furète ainsi encore l’héritage de Siné (1928-2016). À 25 ans, le caricaturiste se réveilla après une nuit de beuverie avec l’artiste Leonor Fini, des poils partout, venus des protégés de sa maîtresse, «deux Alka-Seltzer» et une illumination pour la remercier. Et de gribouiller les «crobats» sur mots-valises qui allaient le rendre célèbre dans les colonnes des journaux. De chat-mallows, chat-pitre, chat-pelet, ou même Chat-rkozy, le concept n’esquivera aucun outrage. Crotte, le chat s’en moque.

«Drôles de chats»
Jusqu’au 13 nov.
www.chateau-stmaurice.ch
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