INTERNATIONAL«Ben Laden a inventé le terrorisme coté en Bourse»
Rédacteur en chef à RFI, Richard Labévière a enquêté quatre ans sur les finances islamistes.

En 1999, le journaliste Richard Labévière publie un ouvrage, intitulé “Les dollars de la terreur. Les Etats-Unis et les islamistes”, aux Éditions Grasset. A sa relecture aujourd'hui, son contenu prémonitoire saute dramatiquement aux yeux. Alors correspondant pour la Télévision Suisse romande aux Nations Unies à Genève, Richard Labévière s'est attelé, seul, à la spectrographie des mouvances islamistes dans le monde, leur interdépendance, leurs sources de financement et surtout leurs liens schizophrènes avec les Etats-Unis, «le Grand Satan».
De passage à Genève hier, l'actuel rédacteur en chef à Radio France International (RFI) nous a expliqué pourquoi, en 1999, il écrivait déjà: «D'autres Nairobi et Dar es-Salaam (attentats ayant fait près de 300 morts et 5600 blessés, ndlr) auront sans doute hélas lieu, mais la reconversion des réseaux d'affaires islamistes dans les structures internationales du crime organisé menace plus dangereusement encore l'ordre du monde.»
Depuis quelques jours, des personnalités proches des Renseignements généraux français font état d'une société financière anciennement baptisée «Al Taqwa Management Organisation» et sise à Lugano qui aurait géré une partie des fonds d'Oussama ben Laden. Qu'en pensez-vous?
Cela confirme en effet l'enquête que nous avions menée à l'époque pour Temps présent. Il faut en effet savoir que les milieux islamistes radicaux en général et Ben Laden en particulier ont utilisé les circuits financiers internationaux de façon extrêmement ouverte. Car ces milieux-là n'ont pas, contrairement aux cartels de la drogue, à blanchir de l'argent sale, tant la provenance de leurs fonds est «acceptable». Leur processus est plutôt un blanchiment à l'envers, puisque l'argent propre s'ensanglantera plus tard, servant directement à l'exécution d'actions terroristes.

Vous décrivez Al Taqwa, aujourd'hui redénommée Nada Management Organisation SA, comme la banque des Frères musulmans, dans la mouvance desquels se sont recrutés les assassins de Sadate.
Certainement, car cette confrérie, fondée en 1928 par Hassan al-Banna et Sayed Qotb et dont la branche internationale s'est fixée à Genève en 1961, détient une paternité idéologique certaine sur l'ensemble des mouvements islamistes. Sa fortune, en outre, est immense et a notamment servi à financer l'attentat de Louxor, où 35 Suisses ont péri. Or, derrière Louxor, se profilait également l'ombre d'Oussama ben Laden, une évidence reconnue par Carla Del Ponte, alors procureur général de la Confédération.
«La victoire des Afghans sur l'Union soviétique, en 1989, a signifié un tournant décisif dans cette alliance objective entre les Etats-Unis et les mouvements islamistes.»
Comment expliquez-vous, alors, que rien n'ait été entrepris pour remonter et assécher les filières de l'argent noir?
C'est bien là la question. Je constate en effet que le Ministère public helvétique n'a pas remonté (ou n'a pas voulu remonter) les pistes financières après l'attentat de Louxor en 1997. On estime pourtant qu'une partie des 300 milliards de dollars de fortune privée saoudienne est, pour un tiers peut-être, déposée en Suisse. Il se peut, dès lors, que l'enquête ait buté sur la menace d'un retrait immédiat des fonds privés saoudiens des banques helvétiques et leur transfert vers une autre place financière.
Oussama ben Laden - vous le prouvez amplement dans votre livre est une pure créature de la CIA et de l'Arabie saoudite. Pourquoi, selon vous, la bête a-t-elle décidé de se retourner contre le maître jusqu'à lui déclarer la guerre?
La victoire des Afghans sur l'Union soviétique, en 1989, a signifié un tournant décisif dans cette alliance objective entre les Etats-Unis et les mouvements islamistes. Les premiers offraient aux seconds une protection, et des armes, contre l'assurance de l'acheminement en gaz et en pétrole de la mer Caspienne au Pakistan et dont les oléoducs traversent l'Afghanistan. Forts de cette victoire, les islamistes ont constaté que s'ils avaient pu triompher des Soviétiques, ils pouvaient également vaincre les Américains.
En outre, il existe une dérive claire de cette mouvance idéologique vers des structures mafieuses et financières, qui se sont enrichies par l'usurpation des terres (comme en Algérie), puis le placement dans l'import-export, avant de devenir des potentats ayant pignon sur rue. Or, cette structure mafieuse-là a commencé à devenir parfaitement autonome et incontrôlable. L'un de mes amis, Muhammad Saïd Al-Ashmawi, l'a parfaitement défini: «Le nerf de l'islamisme, ce n'est pas l'islam. C'est l'argent.»
«Il faut savoir, par exemple, que le FBI a pu identifier les explosifs ayant servi à Nairobi.»
Les Etats-Unis et l'Occident en général ont donc fait preuve de schizophrénie face aux terroristes islamistes et à Ben Laden?
Absolument, et cette schizophrénie a perduré durant toutes les années 90, du premier attentat contre le World Trade Center de New York à ceux contre les ambassades américaines de Nairobi ou Dar el-Salaam, et jusqu'à aujourd'hui.- Pourquoi?Parce que ce que j'appelle le «Ben Laden Gate» aurait été bien plus terrifiant, pour les Etats-Unis, que ce qu'ont été le Watergate ou l'Irangate.
Il faut savoir, par exemple, que le FBI a pu identifier les explosifs ayant servi à Nairobi. Or, ces derniers provenaient... de l'arsenal américain et avaient été livrés, autrefois, par la CIA aux «Afghans» arabes ayant combattu en Afghanistan. Espérons aujourd'hui que, suite aux attaques contre les World Trade Center, les Etats-Unis remettent enfin à plat leur politique de soutien inconditionnel à l'Arabie saoudite et aux islamistes. Et qu'ils regardent en face leur véritable responsabilité politique.
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