Entretien avec un grand chefAvec Kent Nagano, la musique est une famille
Figure de la direction d’orchestre, l’Américain est de passage à Genève avec son clan rapproché de musiciennes pour deux concerts à la tête de l’OSR.

C’est une histoire musicale singulière, de celles qu’on immortalise à jamais sur un album. Kent Nagano, chef américain à la carrière légendaire, fait un passage à la tête de l’Orchestre de la Suisse romande pour donner vie à un projet étonnant, présenté mercredi et réitéré le lendemain. Sur la scène du Victoria Hall, l’homme sera entouré par trois femmes pianistes: son épouse Mari Kodama, sa belle-sœur Momo Kodama et sa fille Karin Kei Nagano. Mozart et Poulenc seront aussi du rendez-vous avec deux pièces agrémentées par «Le Bourgeois gentilhomme, suite d’orchestre op. 60» de Richard Strauss. Cueilli avant une répétition, partitions épaisses à la main, le maestro évoque les traits de cette proposition insolite et exhume aussi quelques souvenirs lointains. Des confidences alignées d’un ton posé, le verbe lent et réfléchi du grand sage.
Comment a pris forme cette idée de concert?
De manière étonnante, par une impulsion du label Pentatone, pour lequel enregistre l’OSR. Durant des années, nous avons eu envie de nous réunir, sur scène ou dans les studios, mais les engagements des uns et des autres ont longtemps empêché de réaliser ce vœu. Bien sûr, il m’est déjà arrivé par le passé d’accompagner sur scène ma femme, la pianiste Mari Kodama, ce avant même qu’on soit mariés. Et j’ai fait de même avec ma fille Karin Kei et ma belle-sœur Momo. Mais tout le monde ensemble, non, jamais.
«Olivier Messiaen a été un deuxième père; notre relation a largement dépassé le domaine musical. C’est avec lui que je suis devenu un véritable artiste.»
Que vous inspire ce rare «Concerto pour trois pianos et orchestre KV 242» de Mozart, mis à l’affiche?
Il est moins joué que le «Concerto pour deux pianos». Il y a même un débat sur le fait de savoir s’il faut réellement employer trois pianos, sachant que le troisième n’a en réalité qu’un rôle de soutien, de modérateur, sans véritables dialogues avec les deux autres. D’ailleurs, cette partie est une des rares que je parviens à jouer tout en dirigeant.
Il y a ensuite le «Concerto pour deux pianos et orchestre» de Poulenc.
Contrairement à la pièce de Mozart, pour laquelle j’ai décidé qui allait jouer les parties, ici, en bon diplomate de la famille, je me suis mis en retrait et ai laissé Momo et Mari Kodama trouver un accord.
Comment avez-vous vécu l’initiation à la musique, aux côtés de vos parents mélomanes et musiciens?
Il y a toujours eu, dans mon parcours, un lien insécable avec la nature. Enfant, dans le petit village de Morro Bay que nous habitions, perdu sur la côte sauvage de Californie, j’ai ressenti sur ma peau la sensation d’un isolement complet. Alors, comme tant d’autres jeunes, je rêvais de quitter ce monde et d’aller à quatre heures de là, à San Francisco ou Los Angeles, où j’aurais pu avoir accès à tout. Mais cela n’a pas été possible, pour des raisons pratiques: lorsque mon grand-père est tombé malade, mes parents ont décidé de quitter leur vie professionnelle à Berkeley et de reprendre en main la ferme familiale. Les deux aimaient la musique, mon père plutôt le jazz, ma mère le classique, qu’elle pratiquait en pianiste et violoncelliste accomplie. Souvent, en me donnant des leçons de piano, elle m’invitait à regarder le paysage devant nos fenêtres, à observer ce théâtre formé par des montagnes aux profils sauvages, renforcé par la présence d’un violent et froid océan Pacifique, avec ses vagues impressionnantes. On était loin de l’image idyllique des plages de Los Angeles ou San Diego.
Pourquoi, dans ce contexte si particulier, la musique a-t-elle acquis autant d’importance?
Disons que j’ai eu très tôt de la chance. À l’âge de six ans, j’ai eu comme professeur de piano un musicien qui venait de Munich, qui s’était enfui d’Allemagne au moment où éclatait la Deuxième Guerre mondiale. Il était Géorgien d’origine et son père avait été assassiné par Staline. Eh bien, cette figure m’a permis de voyager deux ou trois fois par semaine. Grâce à lui, je quittais mon village pour aller en musique à Salzbourg, à Paris et ailleurs en Europe. Il m’expliquait par exemple où était Mozart lorsqu’il composait la pièce qu’on travaillait, pour qui il écrivait et jouait. Et de même avec Haydn et d’autres figures encore. Ce maître dirigeait aussi un orchestre où je jouais, de sorte que pendant une longue période, je le voyais au quotidien bien plus que mes parents. Aujourd’hui il est très célèbre aux États-Unis, il s’appelle Wachtang Korisheli et un film retrace sa vie incroyable. Il a marqué trois générations de jeunes musiciens. Une centaine d’entre eux est devenue professionnelle, parfois au sein de grands orchestres.
Il a donc été déterminant dans votre vie de musicien?
Oui, il a été fondateur dans ma manière d’étudier la musique, de mener mes recherches. J’ajouterais qu’à une époque, celle des années 1960, où la jeunesse de cette partie de la Californie, très isolée, a vécu la tentation massive du recours aux drogues, j’ai été sauvé par la pratique musicale.
Un jour vous abandonnez le piano, le violon et l’alto pour vous dédier à la direction. Pourquoi?
Cela s’est produit de manière tout à fait accidentelle, sans véritable décision nette de ma part. À un moment de mon parcours, alors que j’étudiais la composition et que j’écrivais des pièces, j’ai voulu entendre comment sonnaient mes travaux. J’ai réuni donc des amis musiciens et je me suis mis à les diriger. Dans la foulée, d’autres jeunes compositeurs m’ont demandé de faire de même sur leurs partitions. Si bien que cette activité a pris une place de plus en plus grande et que je suis arrivé un jour à l’Opéra de Boston, où j’assurais le rôle de corépétiteur pour ensuite franchir d’autres paliers, dans cette ville et ailleurs.
Dans ces deux dernières décennies, il y a eu deux villes importantes où vous avez dirigé de manière permanente: Montréal, puis Hambourg. Que retenez-vous de ces expériences?
Le Québec continue de me toucher de manière profonde parce qu’il n’a jamais coupé les ponts avec l’Europe et sa culture, avec cet Ancien-Monde qui n’a absolument rien de vieux. Et en même temps, c’est une terre de hautes technologies, de communications et d’industrie. On y trouve une continuité entre le passé et le présent. À Hambourg, on vit tous les jours le rayonnement de la ville à travers son port, un éclat qui remonte à plusieurs siècles. Je crois que ses liens avec les autres grands ports du monde ont généré un esprit d’ouverture unique, une confiance en l’avenir, et une grande tolérance aussi. C’est vraiment spécial. J’aime aussi sa météo: il pleut tout le temps, il y fait froid et on a beaucoup de brouillard. Exactement comme à San Francisco, où je vis depuis très longtemps.
OSR, K. Nagano (dir.), Mari Kodama, Momo Kodama, Karin Kei Nagano (pianos), Victoria Hall, me 15 et je 16 à 19 h 30. www.osr.ch
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