Récit de concertAvec Ivo Pogorelich, le piano par-delà toutes les limites
Au Victoria Hall jeudi, l’interprète croate a été à la hauteur de sa réputation, en virtuose qui se joue des conventions.

Le diable est dans les détails, dit-on. L’étrange génie d’Ivo Pogorelich aussi, et son passage au Victoria Hall, jeudi soir, l’a rappelé face à une salle conquise. En quittant les lieux après son récital, les bras croisés derrière le dos, les partitions en lambeau tenues entre les doigts, le Croate a mis fin à une sorte de liturgie ponctuée de coups d’éclat, de contre-pieds désarçonnants et de petits gestes relevant désormais d’un rituel intime et, en cela, parfaitement unique. Des échanges discrets avec la tourneuse de pages au rangement consciencieux des tabourets une fois la prestation achevée; de l’enchaînement des pièces sans chichis ni remerciements au passage tout aussi rapide par la case des bis, l’homme s’est une fois encore distingué de tout ce qui est observable auprès de ses confrères.
Musicalité insensée
On dira de même – et on le sait depuis très longtemps – pour ce qui a trait à l’interprétation, résolument à part. Dans un programme entièrement tourné vers Chopin, Pogorelich a attaqué la «Polonaise-Fantaisie op. 61» en dilatant à l’extrême le tempo et en laissant ainsi les accords liminaires, plaqués avec véhémence, s’éteindre lentement. Un décor s’est installé d’entrée, et il a été enrichi plus loin par toutes sortes d’inventions rythmiques, par des subtilités dans les phrasés qui ont ébranlé l’esprit de l’œuvre.
La «Sonate No 3 op. 58» a étonné tout autant: son «Allegro maestoso» a surgi dans une musicalité insensée, les contrastes dynamiques acquérant ici un relief stupéfiant. Plus loin, le génie s’est montré encore dans un «Largo», mené avec une noblesse et une lenteur quasi funèbre, la main gauche à peine audible, la droite avançant avec une délicatesse infinie du toucher. On a retrouvé ce même recueillement avec les lignes suspendues de la «Berceuse op. 57». Enfin, avec deux autres pièces à l’affiche, la «Fantaisie op. 49» et la «Barcarolle op. 60», on est resté songeur face à l’adoption d’étranges options rythmiques et à un recours massif au rubato. Deux bis plus tard – le «Prélude op. 54» et la «Nocturne op. 61 No 2» –, Pogorelich s’en est donc allé comme toujours, en interprète affranchi, loin des conventions, par-delà les limites.
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