Nouvelle production lyriqueÀ la Comédie, un dragon tout feu tout flamme
Coproduit par le Grand Théâtre, «Le Dragon d’Or» du Hongrois Peter Eötvös est un petit bijou traversé par une musicalité prodigieuse et par une distribution éblouissante.

C’est une pépite bleu cobalt aux éclats prodigieux, qui s’éteint en léguant aux spectateurs un goût aigre-doux. Celui que livre précisément le restaurant chinois «Le Dragon d’Or» – biotope d’une pièce surprenante – où un petit monde, dans les cuisines comme dans la salle, se déploie par touches menues, avec ses microhistoires et ses destins cabossés, frôlant souvent l’absurde et le grotesque, sur un lit d’humour grinçant. Ces jours-ci à la Comédie, c’est de cela qu’il est question, d’une petite merveille qui croise théâtre et opéra contemporain dans une œuvre signée par le compositeur hongrois Peter Eötvös et mise en scène par Julien Chavaz.
Une dent pour malheur
Ce qui stupéfie le plus dans cet étonnant «Dragon d’Or»? Le beau contraste auquel il nous confronte, tout d’abord, et qui pourrait tenir en quelques chiffres. Ici, sur un plateau carré aux dimensions modestes, on fait les choses en grand en se servant de miniatures. Vingt-deux scènes se suivent ainsi, courtes et nerveuses, servies l’une après l’autre en une heure et demie de temps à peine. Et avec elles, dix-huit personnages surgissent, parfois tel des météores, incarnés par cinq chanteurs seulement. Le tour de force en question, d’une grande densité, est prodigieux. Il est porté sans faillir par une distribution étourdissante d’aisance et de légèreté.
Il y a ensuite le livret de Roland Schimmelpfennig, qui avance lui aussi par touches fragmentées, par suggestions et par ellipses. Ce texte parcellaire semble fait pour nous perdre, du moins au début, et pour nous cueillir aussi avec des fils rouges fragiles, qu’on finit par retrouver d’une scène à l’autre. Le principal dévoile le destin poignant du «petit Chinois», petite main en cuisine, sur lequel s’abattent les tribulations d’une douloureuse carie dentaire, imposant une extraction longtemps différée. Armés d’une grosse pince, ses collègues se chargeront de libérer l’infortuné. L’hémorragie qui s’ensuit finit cependant par emporter le malheureux. Débute alors pour lui le long voyage de retour dans son pays natal, le corps enroulé dans sa tapisserie représentant un dragon d’or. Un fleuve, puis les flots des mers du nord se chargeront de mener le trépassé jusqu’en Chine, dans un périple scandinave, puis sibérien et enfin japonais.

Côté salle, d’autres vies, d’autres destins émergent. Deux hôtesses de l’air font un long passage, éreintées par le jet-lag, perchées sur leurs talons aiguilles, gilet de sauvetage au cou, sourire hébété aux lèvres. L’une d’elles trouvera dans sa soupe épicée la dent du Chinois. Que faire, s’en séparer? La garder? Dans l’épilogue, un cercle se ferme: le fleuve qui a accueilli le Chinois reçoit aussi la molaire, jetée dans un geste libérateur, «comme si elle n’avait jamais existé». Ailleurs, un vieux monsieur rencontre sa petite-fille, qui se demande de quoi elle aura l’air dans quelques décennies. «Je ne serai plus là pour le voir», se réjouit l’aîné. Et encore: un couple fait face à une grossesse inattendue, une énorme catastrophe pour lui; et une cigale croise les pas d’une fourmi dans une fable de La Fontaine revisitée de fonte en comble. Enfin, un appel arrive depuis la Chine: des trappes lumineuses s’ouvrent au sol, des combinés multicolores accueillent les voix segmentées des chanteurs.
Pantomime et cabaret
Dit ainsi, on imagine avec peine un point de stabilité dans ce continent narratif si morcelé. La mise en scène de Julien Chavaz réussit à tisser pourtant des liens puissants entre les scènes, avec une direction qui convoque par ici de la pantomime, par là des clins d’œil au cabaret, et ailleurs encore un jeu expressionniste dont les chorégraphies sont tirées au cordeau. La distribution fait le reste. Elle porte ce projet avec des voix homogènes et de très haute tenue – la soprano Sarah Defrise crève la scène dans un final renversant. Mais aussi avec un engagement physique époustouflant. Il y a enfin l’Ensemble Contrechamps, placé à l’arrière du plateau et dirigé par Gabriella Teychenné. Dans son jeu nuancé, on retrouve la richesse d’écriture d’Eötvös, ses petits plis intimistes et ses éclats si bien orchestrés. Bref, cette pièce pourrait réconcilier les plus sceptiques avec la création contemporaine.
«Le Dragon d’Or», théâtre musical de Peter Eötvös, Comédie de Genève, 22 janv. à 18 h, 23 janv. à 15 h. Complet. Renseignements: www.comedie.ch
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