À Genève, les «gilets jaunes» montrent deux visages
On était très loin des atmosphères parisiennes chargées de gaz lacrymogène où «robocops» et «gilets jaunes» s'affrontent les samedis en rangs serrés pour mieux se défoncer. Sur la place des Nations baignée de soleil, l'ambiance était «bon enfant» comme on aime dire. Slogans bien trempés, quelques airs de «Marseillaise», du «Macron démission» en scansion, le tout au pied de la chaise cassée sur fond d'ONU avec son alignement de drapeaux du monde entier. On attendait 5000 «gilets», il en vint à peine 1000. Vu comme ça, on les adopterait presque les «gilets jaunes» arrivés de France voisine et plus loin comme en témoignent les accents.
Ils ont voulu internationaliser leur combat et porter leur statut de victimes de violences policières devant la Conseil des droits de l'homme. Ils sont venus en amis, en admirateurs même de notre démocratie, et se sont parfaitement adaptés à nos mœurs et coutumes. Ordre, discipline et timing. Quand à midi pile, la police genevoise, d'une discrétion exemplaire, a sonné la fin de l'événement, les «chasubles fluo» sont reparties, gentiment, le sourire aux lèvres, pleines de vidéos souvenirs engrangées dans leur portable. Elles ont été entendues par les Nations Unies et soutenues par Jean Ziegler. Elles ont chanté leur colère et montré leur détermination. La presse du cru était là, en masse et bienveillante.
Des «gilets jaunes» près de chez soi, on aurait eu tort de rater ça. Une rencontre qui m'en a dit plus que bien des reportages. L'homme au béret bleu, c'est Pierre de Thonon. Il a 89 ans, la forme et l'œil pétillant d'un jeune homme. Sa première manif, il y a participé sur les épaules de son communiste de père sous les couleurs du Front populaire, en 1936. Combien en tout? Trop pour s'en rappeler, mais il se souvient de ce défilé du 1er Mai où il a rencontré sa femme, les manifs de l'après-guerre, celles de 68. Et avant cela, les «camps de vacances de Pétain», dans lesquels l'adolescent avait été enrôlé pendant la guerre tandis que son père avait pris le maquis.
«Aujourd'hui, c'est la suite. Il faut se battre. Ça vaut la peine. Si on a passé de la semaine de 47 heures à celle de 34 heures, c'est bien grâce à ça.» Syndicaliste, il s'est engagé toute sa vie. Il en veut au système mafieux, à Macron et à ses prédécesseurs qui se sont engraissés sur le dos du peuple. Il veut davantage de démocratie. Il est plutôt carré, fâché, mais le ton est doux et joyeux. Il a ses valeurs, patinées par le temps. Elles sont inaltérables et pacifiques.
S'approche un camarade de manif, une bonne quarantaine d'années de moins. Accent plus lointain. Changement de régime et de méthodes radical. «C'est des pourris. Face à l'État, il faut y aller, attaquer. Dans chaque région de France, il faut rassembler 20, 30 gars hyperdéterminés, qui n'ont pas peur. Et il faut prendre un bâtiment. Ne pas lâcher, rien. Ils montreront l'exemple. Les autres vont suivre. Pas comme ces gars qui ont la trouille dans les manifs, qui reculent parce que les flics leur tirent dessus. Regarde aussi ces leaders autoproclamés qui courent les plateaux télé, qui annoncent qu'ils vont prendre l'Élysée et ne font rien. Qu'ils arrêtent de parler. Il faut agir.»
L'homme en noir s'emballe, la colère monte. Il a la haine. Il semonce, prend les autres à partie. «Il n'y a que la méthode forte qui fonctionne face à l'État. Je te le dis. Il faut être prêt à risquer sa vie s'il le faut. Pas avoir la trouille.» Finkielkraut? «C'est de la foutaise. Qu'il arrête.» Les médias? «Ils racontent n'importe quoi. Tous pourris, tous à la botte du gouvernement, sans exception.» Ça ne se discute pas.
Tant pis pour Pierre, qui, lui, était venu pour discuter. Face à ces éruptions belliqueuses, l'octogénaire ne se hasarde pas à la contradiction. Un peu avant que la conversation ne change de tonalité, il m'avait dit sa crainte que le mouvement ne se divise avec le temps et les frustrations, qu'il ne s'épuise et ne meure de sa mort lente. D'autres prennent le risque d'une mort violente.
Pierre pourrait bien avoir raison: le premier ennemi des contestataires se trouve au sein du mouvement. À Genève aussi, les «gilets jaunes» avaient deux visages.
Cet article a été automatiquement importé de notre ancien système de gestion de contenu vers notre nouveau site web. Il est possible qu'il comporte quelques erreurs de mise en page. Veuillez nous signaler toute erreur à community-feedback@tamedia.ch. Nous vous remercions de votre compréhension et votre collaboration.