A Genève, les dealers font monter la tension
Le marché à ciel ouvert de la drogue s'étend et s'étoffe à Genève. Entre dealers et habitants, la cohabitation est difficile. L'action policière a ses limites.

Dans la pénombre de la plaine de Plainpalais, un homme se fait plaquer au sol. Quatre à cinq jeunes inoccupés reculent, sans être effarouchés. Le tram s'arrête, déverse et avale ses passagers à peine distraits par la scène qui se déroule à dix mètres d'eux. Un couple et leur fils, encore émerveillés par le spectacle joué au skatepark, hésitent à appeler la police, avant de comprendre que c'est elle qui agit sous leurs yeux, «de façon professionnelle», commentent-ils, en mordant dans leurs hot-dogs. Deux inspecteurs de la Brigade des stupéfiants menottent un homme pris en flagrant délit de vente d'une boulette de cocaïne. Scène de la vie ordinaire un dimanche soir à Genève, où l'on deale comme on dîne.
«Ici, c'est devenu une plaque tournante», réagit un témoin, employé d'un restaurant au rond-point de Plainpalais. Davantage dérangé par les consommateurs de drogue, il ouvre une boîte sécurisée pour montrer sa «collection d'aiguilles». «Est-ce à moi de les ramasser?» tonne-t-il, tout en réclamant un éclairage approprié sur la plaine pour décourager les injections.
«Ils m'appellent mamie»
Le marché à ciel ouvert de la drogue s'étend et s'étoffe, selon notre enquête. Les petits vendeurs ont gagné en quelques années la promenade de Saint-Jean, le quai du Seujet, font une incursion dans le quartier des banques, et leur concentration est flagrante dans les zones de deal (voir carte ci-dessous), où ils assurent un service du matin au soir désormais. Ils se sont même diversifiés et proposent cocaïne, marijuana, drogue de synthèse. Plus assurés, ils craignent moins la police, font preuve d'arrogance avec les passants. Ces jeunes hommes qui suscitent méfiance, pitié ou exaspération, parfois tout cela à la fois, obligent des Genevois à adapter leur comportement.

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«Je vis depuis vingt-cinq ans à la rue de Zurich, célèbre pour son deal jusqu'à Amsterdam!» s'amuse Elisabeth, 76 ans. Sa dernière mésaventure, qui illustre selon elle une dégradation de la situation depuis six mois, la fait moins rire: «Un soir de mai, j'arrosais mes plantes sur mon balcon et des gouttes sont tombées sur eux. Ils connaissent le code d'entrée de mon immeuble, ont monté les escaliers en courant, ont frappé à ma porte et hurlé. J'étais terrifiée.» Quand ils se saoulent à la bière, qu'ils se battent entre eux, ils lui font peur. Mais ils l'attendrissent aussi. «The kids», comme l'Américano-Britannique les surnomme, sont des «victimes, qui ont fui leur pays touché par la violence». La retraitée s'adresse à eux comme à des enfants: «Soyez bons aujourd'hui!» Elisabeth essaye de s'en faire des alliés: «Je leur demande de porter mes sacs de courses, ce qu'ils font en refusant souvent mon argent. Ils m'appellent mamie. J'ai créé un lien avec certains et cela me protège dans un sens. Une fois, un «kid» m'a agressée verbalement. Un autre a traversé la rue pour me défendre. Vous savez, vous ne pouvez pas appeler tout le temps la police…»
Julia, une gérante portugaise d'un café à la rue de Berne, s'accommode aussi de la situation. «Quand il y a de nouveaux dealers, ils sont plus agressifs. Il faut savoir comment leur parler, poliment, en les vouvoyant. Je leur dis qu'ils ne peuvent pas vendre leur drogue quand mon café est ouvert. Ils me respectent, me demandent si j'ai du travail pour eux.» Quand elle quitte son commerce la nuit, vers 2 h, elle n'a pas peur, elle se souvient qu'ils ont protégé son mari d'une agression il y a quelques années.
Rue de Neuchâtel, c'est plus tendu. «Ils proposent de la drogue à 20 fr. à mes clients, s'irrite la Nigériane Victoria, responsable d'un centre de soins. Je leur dis de partir parce que je ne veux pas être complice. Ils m'insultent et disent que je suis raciste, alors que je suis noire!» Elle a vu ces vendeurs devenir moins respectueux depuis environ une année.
Devant l'école de Zurich, un jour de semaine à 17 h 30, le sujet provoque des discussions interminables. La présidente de l'Association des parents d'élèves des Pâquis, Kinga Bourquin, résume le sentiment général: «L'école n'est pas une zone de non-droit. Le problème des dealers est une chose, mais nous souhaitons juste qu'ils soient maintenus hors du périmètre des écoles! C'est une question de volonté politique.»
Plus discrets sont ceux naviguant entre le quai du Général-Guisan et le Jardin anglais. Un agent de sécurité observe leur manège depuis bientôt huit ans: «Ils restent toute la journée, mais les équipes tournent.» Gênant? «Dans ce quartier, il y a plus de criminels en col blanc que de dealers!» rigole-t-il.
Mine grave, la responsable de la Pharmacie des banques, au cœur du quartier de la finance, ne supporte plus de voir débarquer trois ou quatre hommes le soir devant son commerce. «Ils sont arrogants avec moi parce que j'appelle la police trois fois par semaine… Je ne discute pas avec eux. Je les crains. Ce sont des criminels. Je les vois vendre à des adolescents! En plus, je suis une cible potentielle avec les produits que j'ai ici.» A cause des dealers, son employée a changé ses habitudes: «J'ai arrêté mes cours de danse dans la rue de la Coulouvrenière parce que je n'avais pas envie de marcher seule là-bas le soir, en plein hiver.» Le cas d'une quinquagénaire importunée par un homme au langage salace en début de soirée, à la rue des Rois, atteste de leur désinhibition par moments.
«Je leur ai balancé des œufs…»
L'ampleur du phénomène devient insupportable aux yeux de Marc. «Dans la rue de la Coulouvrenière, il est plus facile d'acheter un gramme de cocaïne qu'un litre de lait! On en trouve 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. J'ai remarqué que la présence des dealers a doublé depuis ce printemps. Ils sont jusqu'à quinze entre la rue de la Coulouvrenière et le barrage en fin de journée, mais il y a déjà du monde le matin. Ce qui dérange, c'est qu'ils se comportent en maîtres des lieux. Quand la police passe, ils se dispersent puis reviennent cinq minutes plus tard. Cela ne sert à rien de l'appeler.» Du coup, le Genevois règle la chose à sa manière. «A chaque fois que j'ouvre ma fenêtre, je les entends parler fort. Un jour, j'avoue, j'ai craqué et je leur ai balancé des œufs…»
Même constat du conseiller national PLR Benoît Genecand, installé depuis dix-neuf ans dans le quartier de la Jonction. «Le marché de la drogue va crescendo depuis deux ou trois ans», s'inquiète-t-il. Rue des Rois, du Diorama, de la Synagogue, «c'est le drive-in!» Les comportements des vendeurs ont évolué: «Ils sont plus pressants avec les passants. Ils ont menacé ma femme de la violer si elle la ramenait.» La police? «Elle passe très souvent, en ramasse un, et une minute plus tard, les autres sont de retour. Cela n'a aucun effet dissuasif. Ma femme a renoncé mille fois à composer le 117.» Il résume bien le sentiment de lassitude qui prévaut: «On se demande pourquoi cela dure depuis si longtemps sans que l'on puisse agir efficacement. Contrairement à ce que pensent les autorités, leur inaction n'est pas neutre: elle renforce l'attitude des dealers et sédimente l'agacement de la population.»
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Suite de notre enquête dans notre édition de samedi
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