Notre histoire1837: «Miss Djeck», l’éléphante tuée d’un coup de canon à Genève
Pierre-Yves Frei raconte l’histoire d’un animal au triste destin.

L’histoire commence dans l’abri culturel de la Ville de Genève appelé le Carré Vert. Pas l’histoire de Miss Djeck, mais celle de Pierre-Yves Frei avec cette éléphante indienne venue mourir dans les fossés de notre ville en 1837. Ce journaliste économique et scientifique – notamment à la «Tribune de Genève» – , devenu il y a moins de dix ans employé du Muséum d’histoire naturelle, découvre Miss Djeck en 2019. Un jour de novembre, il prête main-forte à des collègues pour déplacer le crâne de l’éléphante, du Carré Vert à Malagnou. Cette relique doit figurer en 2020 dans l’exposition consacrée au bicentenaire du Musée académique, l’ancêtre du Muséum. L’agent d’accueil qui participe au déplacement lâche ces mots: «Dire que cet éléphant a été tué à Genève. Et au canon en plus.» Pierre-Yves Frei n’en croit pas ses oreilles…
Manuel Ruedi, qui est conservateur au Muséum, va expliquer au nouveau venu qui était Miss Djeck. Celui-ci a bien entendu. L’éléphante à laquelle appartenait ce crâne n’était pas n’importe quel pachyderme. Le conservateur l’avait appris lui aussi un peu par hasard. Manuel Ruedin s’occupait de l’informatisation des collections de mammifères et d’oiseaux quand il tomba pour la première fois sur les crânes d’éléphants du Muséum. Il n’en restait que deux sur les trois mentionnés dans un ancien catalogue. L’un d’eux avait été prêté pour orner les vitrines du Grand Passage et avait été détruit après usage avec tout le décor qui l’accompagnait. Une regrettable bavure. Parmi les deux têtes restantes, il y avait celle de Miss Djeck, reconnaissable aux traces laissées sur son ossature par les armes à feu qu’on avait utilisées contre elle.
Du pâté d’éléphant chez Calvin
«J’ai songé d’abord à faire un film sur la présence de cette éléphante à Genève, sa mise à mort en 1837 et le sort de ses restes, confie Pierre-Yves Frei. J’ai une belle expérience dans le domaine, car j’ai participé au documentaire «Un tsunami sur le lac Léman», réalisé par Laurent Graenicher. Il s’agissait de la chute d’une partie du massif du Grammont, qui avait provoqué en 563 une prodigieuse et dramatique montée des eaux. J’ai signé alors avec la graphiste Sandra Marongiu un livre sur ce sujet, sorti en 2019 aux éditions EPFL Press. Sans attendre de me lancer dans un nouveau documentaire, j’ai choisi de publier l’histoire de Miss Djeck, toujours en collaboration avec Sandra Marongiu. «Du pâté d’éléphant chez Calvin» a paru cet automne dans la collection «Savoir suisse» de la Fondation des Presses polytechniques et universitaires romandes (PPUR).»

Le titre du livre suggère que la pauvre Miss Djeck a fini dans l’estomac des Genevois. Pour le dire, Pierre-Yves Frei se base sur des réactions outrées de commentateurs étrangers. Le 9 juillet 1837, un journal culturel français appelé «Le Ménestrel» n’hésite pas à écrire: «La ville de Genève vient d’être le théâtre d’un événement horrible: une artiste dramatique, qui a paru avec succès sur plusieurs scènes de l’Europe, a été tuée à coups de canon! Sa chair a été vendue publiquement aux habitants de cette ville, et mangée par des cannibales!»
Mais pourquoi Miss Djeck, «artiste dramatique», a-t-elle terminé ses jours à Genève? Il suffit parfois d’un geste malheureux. Lors d’une étape de sa tournée à travers l’Europe, l’éléphante stationne à la place Longemalle où elle saisit un passant avec sa trompe et le jette par terre. La victime est un pasteur Bourrit qui croit sa dernière heure venue. Les cris perçants de Caroline Naville-Saladin, qui se promène avec lui, ont fait lâcher prise à l’éléphante. Celle-ci ayant causé, depuis son arrivée du Bengale à Londres en 1806, la mort de trois de ses cornacs et moult blessures et contusions chez différentes personnes, le verdict genevois ne se fera pas attendre très longtemps.
C’est là qu’entre en scène un médecin genevois d’origine vaudoise, le chirurgien François-Isaac Mayor, qui en 1820 déjà avait supervisé la mise à mort à Genève d’un éléphant de ménagerie jugé dangereux. La bête avait été abattue au canon, comme le sera Miss Djeck. Rachetée sur-le-champ par le docteur Mayor à son propriétaire John Lott, qui est aussi son cornac, l’ancienne star du spectacle «L’éléphant du roi de Siam» passe deux mois dans les fossés de la ville, avant d’être canonnée, le 27 juin 1837, puis disséquée par le médecin, sa chaire livrée aux bouchers. Le docteur Mayor rédigera un texte pour justifier sa décision, que Pierre-Yves Frei a reproduit in extenso dans son livre.
Lire «Du pâté d’éléphant chez Calvin ou les terribles aventures de Miss Djeck, star acclamée et capricieuse», par Pierre-Yves Frei et Sandra Marongiu, Presses polytechniques et universitaires romands (PPUR), 231 pages.
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